Menu Principal 2. 3 | Conceptions actuelles de l’apprentissage et acquisition des langues

Après une période où les conceptions behavioristes de l’apprentissage et de la linguistique ont marqué de manière hégémonique l’enseignement des langues, on a assisté, à partir des années 1970, à un foisonnement d’approches méthodologiques. Comme nous l’avons vu, ces nouvelles approches, aux États-Unis comme en Europe, se sont fondées sur de nouvelles hypothèses tant linguistiques que psychologiques (voire psycholinguistiques), renouant parfois avec des courants de pensée plus anciens. Avant de faire le point sur les rapports qui existent entre les approches ayant cours actuellement en DLE d’une part et les éléments de la situation didactique d’autre part, nous allons tenter de situer les conceptions actuelles de l’apprentissage des langues dans l’optique plus générale des théories de l’apprentissage et des philosophies de la connaissance. Cette tentative nous conduira successivement à examiner pour les comparer des classifications générales et des classifications propres à la DLE, puis à préciser les rapports entre les différentes théories de la « galaxie cognitivo-constructiviste » et enfin à proposer notre propre classification.

2. 3. 1. Tentatives de classification

Si l’on tente de classer les conceptions de l’apprentissage des langues en vigueur actuellement, on constate qu’il règne un certain flou dans la terminologie employée. Ainsi, dans Crystal (1997), l’approche cognitive (“cognition”) est présentée une première fois comme une réaction aux thèses innéistes de l’acquisition de la L1 (il s’agit du modèle du développement cognitif de Piaget, chapitre 38) et une deuxième fois (“the cognitive view”) comme une réaction aux thèses behavioristes de l’apprentissage d’une L2 (chapitre 62). Cette présentation peut sembler surprenante, dans la mesure où les thèses innéistes de Chomsky étaient elles-mêmes en réaction contre le behaviorisme de Skinner. En réalité, nous dit Springer, il convient d’introduire une distinction entre deux perspectives du cognitivisme : l’une « linguistique », représentée par Chomsky, l’autre « cognitiviste à proprement parler » (op. cit. : 201)170.
— La classification de Lecomte
Afin d’éclairer les rapports entre ces différents points de vue sur l’apprentissage, nous nous appuierons tout d’abord sur la catégorisation générale établie par Lecomte (1993). Selon cet auteur, les recherches et théories relatives à l’apprentissage peuvent se répartir en trois grandes catégories, « selon qu’elles mettent l’accent sur le sujet [apprenant], sur son environnement ou encore sur l’interaction entre ces deux éléments ». Les distinctions qui mènent à cette catégorisation nous paraissant pertinentes, nous avons emprunté à Lecomte son cadre général, tout en introduisant un certain nombre de modifications dans le détail des descriptions, en particulier sur ce que les théories psycholinguistiques peuvent nous dire de l’apprentissage de L1 ou de L2.
theseNet19.png171
Figure 2.3 – Trois grandes conceptions de l’apprentissage
(d’après Lecomte, 1993)
theseNet20.pngnote 1 - note 2


Figure 2.4 - Trois grandes conceptions de l’apprentissage (suite)


Nous n’avons pas retenu certaines sous-catégories de Lecomte, qui – si elles sont pertinentes pour l’apprentissage (et l’enseignement) en général – ne nous semblent pas concerner de près l’apprentissage des langues. Il s’agit dans la catégorie 1 de la « sociologie de l’éducation » et dans la catégorie 2 de l’interaction maître–élève, représentée chez Lecomte uniquement par l’effet Pygmalion174.
— La classification de Develay
Dans son ouvrage De l’apprentissage à l’enseignement, Develay (1992 : 106-109) propose une classification en trois grands familles de pensée très semblables à celles choisies par Lecomte.
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Tableau 2.4 – Classification de Develay (1992)
Les deux premières familles de théories, où l’on retrouve la notion de centration sur le sujet (idéalisme) ou sur l’objet (empirisme), renvoient chacune à un type de pédagogie et à une conception du rôle de l’enseignant opposés. Tandis que ces deux premières familles de pensée sont présentées diachroniquement, la troisième conception de l’apprentissage, le constructivisme, est présentée comme la théorie actuelle faisant la synthèse des deux autres conceptions, l’auteur allant jusqu’à créer le néologisme d’enxogène pour la caractériser. Dans son article d’où nous avons tiré le schéma classant les théories de l’apprentissage, Lecomte se contente de passer en revue les théories, sans prendre parti. Tout au plus mentionne-t-il en conclusion que la tentation hégémonique qui a été celle du behaviorisme à une époque est celle du constructivisme aujourd’hui (op. cit. : 12)175. Ce point de vue – qui semble confirmé par la présentation de Develay – prévaut-il également dans des classifications centrées sur l’apprentissage des langues ?
— La classification de Bailly
Bailly n’indique pas les critères utilisés pour sa classification des théories psycholinguistiques portant sur l’apprentissage scolaire de L2 (1998a : 14-16). On peut schématiser sa présentation des théories et modèles par des rapports d’inclusion-exclusion (Figure 2.5).
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Figure 2.5 – Classification des théories psycholinguistiques
par Bailly (1998a)
On notera que dans cette classification, en dehors du behaviorisme maintenant considéré comme dépassé176, toutes les théories actuelles sont rangées sous l’étiquette « cognitiviste ». Cette inclusion des modèles innéistes et constructivistes dans une même optique met l’accent sur les capacités du sujet apprenant et les oppose ainsi au modèle behavioriste qui refuse de prendre en compte le « mentalisme ». Cependant, Bailly fait remarquer que, « pour des raisons différentes [...], behavioristes et [innéistes] considèrent tous deux l’appropriation de L1 et de L2 d’une manière fondamentalement unique » (op. cit. : 15, note 14). Elle rejoint ainsi Lecomte en considérant que seuls les modèles constructivistes prennent en compte la globalité de la situation d’apprentissage : le sujet apprenant et l’environnement. La classification de Bailly fait la part belle à ces derniers modèles, puisqu’elle y rattache – outre les modèles plus anciens et plus généraux de Piaget et Vygotski – les courants pragmaticiens et la linguistique de l’énonciation (propres à la DLE). Dans le domaine des théories actuellement en vigueur dans le champ de la DLE, le point de vue de Bailly semble confirmer ceux de Lecomte et Develay concernant la tentation hégémonique du cognitivisme. Plus précisément, dans le cadre de la DLE institutionnelle, et étant donné les réticences exprimées par cette auteure envers l’innéisme de Chomsky et de Krashen, c’est bien le courant constructiviste qui « paraît faire l’objet [...] d’un consensus croissant, en France du moins » (op. cit. : 16)177. De plus, le rattachement du modèle vygotskien (apprentissage social) à la famille « élargie » des modèles constructivistes permet de prendre en compte une dimension essentielle à l’apprentissage de L2, la dimension communicationnelle. C’est ainsi que l’on retrouve ces différents termes dans deux descriptions que Bailly (op. cit. : 17, souligné par l’auteure) cite comme représentatives de l’état actuel du cadre méthodologique de la DLE en France :
Dans la description de K. Julié rapportée par Bailly apparaît le concept d’autonomie, présenté comme l’un des objectifs assignés à une méthodologie de conception constructiviste. On peut certes concevoir l’épistémologie génétique de Piaget comme une quête de son autonomie par le sujet. Dans sa critique de la pédagogie traditionnelle, cet auteur insiste sur le fait que l’enfant n’a pas un fonctionnement différent de celui de l’adulte :
[...] comme ce dernier, il est un être actif dont l’action, régie par la loi de l’intérêt ou du besoin, ne saurait donner son plein rendement si l’on ne fait pas appel aux mobiles autonomes178 de cette activité (Piaget, [1935] 1969 : 207).
Toutefois, il manque dans la classification de Bailly la référence au courant des pédagogies de l’autonomie (Figure 2.4, 3d), tant en ce qui concerne les précurseurs que furent Dewey, Claparède et Freinet que les didacticiens des langues comme Holec et l’équipe du CRAPEL de Nancy. Il faut dire que dans le cadre où se situe cette auteure – celui de la DLE institutionnelle dans l’enseignement secondaire – l’autonomie lui apparaît comme un concept « un peu magique, un peu démagogique » (1998b : 21). Il en va tout autrement dans un contexte de formation d’adultes, tel que celui où opèrent des auteurs comme Springer.
— Les deux classifications de Springer
Springer (1997) présente un cas intéressant de la difficulté rencontrée lorsque l’on cherche à classer les théories de l’apprentissage qui s’affrontent dans le domaine de la DLE. Cet auteur est d’ailleurs bien conscient du danger de toute tentative de ce genre qui, écrit-il, « a pour conséquence de limiter la lisibilité des recherches et de rendre toute tentative de synthèse problématique » (op. cit. : 243). En conclusion de son chapitre 9 où il étudie les recherches en acquisition des langues secondes (principalement la SLAR américaine179, Springer recense « trois grandes optiques [qui] s’affrontent actuellement en didactique des langues »180 :
Mais un peu plus loin, en introduction à son chapitre 11 sur les « nouveaux fondements épistémologiques de l’apprentissage des langues », ce même auteur propose une classification différente, en parlant cette fois-ci de trois « familles de pensée » :
Notons au passage l’apparente interchangeabilité des termes « optique », « thèse » et « famille de pensée ». Nous proposons de représenter l’évolution du point de vue de Springer au moyen du schéma ci-dessous, dans lequel à S représente la centration sur le sujet (facteurs internes) et à M la centration sur le milieu (facteurs externes) :
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Tableau 2.5 – Les deux classifications de Springer (1996)
La comparaison entre ces deux classifications successives d’un même auteur illustre, outre une évolution de son point de vue tout à fait justifiée par le cheminement de sa thèse, la difficulté bien réelle à distinguer – dans cet ensemble de théories et de courants de recherches – les caractères communs qui les unissent des caractères spécifiques qui les séparent. Les éléments permettant de justifier l’aboutissement à la deuxième classification sont soit implicites, soit explicitement mentionnés par Springer. Nous allons les passer en revue et en profiter pour comparer les classifications (C1 et C2) de cet auteur avec celles de Lecomte et de Bailly présentées dans les pages précédentes.
Springer classe d’abord (en C1) l’innéisme chomskyen dans une catégorie à part, où seuls sont pris en compte les facteurs d’apprentissage propres au sujet, l’opposant en ceci aux thèses cognitivistes et constructivistes qui, elles, prennent également en compte les facteurs externes. Il rejoint ici l’opposition innéisme / constructivisme de Bailly. Mais en C2, cet auteur regroupe l’innéisme avec le constructivisme et le cognitivisme, au motif que « dans la littérature didactique américaine [...] l’innéisme est dominant181 et a tendance à s’approprier le cognitivisme tout en ignorant le constructivisme » (op. cit. : 246). Si l’optique déterministe (le behaviorisme) n’apparaît pas en C1, c’est probablement parce que cette classification intervient en conclusion d’un chapitre entièrement consacré aux courants américains qui se sont opposés au behaviorisme. L’optique déterministe retrouve sa place distincte en C2, ce qui rejoint le point de vue de Bailly et Lecomte ; c’est d’ailleurs la seule catégorisation sur laquelle ces trois auteurs sont d’accord : dans l’optique déterministe (behavioriste), les facteurs internes à l’individu ne sont pas pris en compte. Quant aux autres modifications que l’on peut constater dans les catégories 2 et 3 lors du passage de C1 à C2, elles vont majoritairement dans le sens de la classification de Lecomte. Ainsi, dans la classification C2 de Springer on retrouve les critères énoncés par Lecomte de prise en compte des facteurs internes (le Sujet), externes (le Milieu) ou d’une interaction entre les deux. Il subsiste une interrogation sur la place du constructivisme et une autre sur l’opposition entre cognitivisme et néoconnexionnisme.

2. 3. 2. Cognitivisme et constructivisme : essai de clarification

Dans une perspective cognitiviste, nous dit Gaonac’h, « les connaissances qu’un individu possède déjà sont le principal déterminant de ce que cet individu peut apprendre » (1991 : 107 et s.). Ce point de vue place la perspective cognitiviste dans la lignée des philosophies innéistes du déjà-là ou du déjà-acquis182. Selon les moyens que se donnent les approches cognitivistes pour représenter le système cognitif de l’individu, Weil-Barais (1993 : 41 et s.) distingue le cognitivisme structural et le cognitivisme computationnel, le premier type pouvant être illustré par le gestaltisme d’une part et le structuralisme piagétien d’autre part. Nous empruntons en partie à cette auteure la présentation résumée qui suit.
— Le gestaltisme
Dans notre réinterprétation de la classification de Lecomte, nous avons déplacé le gestaltisme de la sous-catégorie « innéisme » vers la sous-catégorie « cognitivisme » en indiquant que cette approche était considérée comme l’ancêtre du cognitivisme actuel. Pour le gestaltisme, c’est l’esprit humain qui structure et organise le monde (et non l’inverse comme le prétendent les behavioristes). Nous avons mentionné que, contrairement à une opinion répandue chez les didacticiens, c’est le Gestaltpsychologie et non le behaviorisme qui a fourni ses fondements à la MAV structuro-globale. Weil-Barais signale que, après être quelque peu tombées dans l’oubli dans les années de l’après-guerre (1950-1980), les thèses du gestaltisme devraient connaître un certain renouveau, renouveau appuyé en particulier par les progrès de la neuropsychologie.
— Le structuralisme piagétien (et le constructivisme)
Nous avons évoqué les thèses de Piaget dans notre chapitre 1, au § 1.1.3. Rappelons que, pour ce psychologue, le système cognitif est un système qui fonctionne en évoluant vers des états d’équilibre. L’apprentissage est le fruit d’une interaction permanente entre le sujet et le milieu, milieu auquel l’individu s’adapte par « deux mécanismes indissociables : l’assimilation et l’accommodation » (Piaget, [1935] 1969 : 208). En ce qui concerne la perspective piagétienne sur l’apprentissage du langage, nous retiendrons avec Gaonac’h (1991 : 117 et s.) les points suivants183 :
— Le cognitivisme computationnel
Le cognitivisme computationnel (ou computo-symbolique) est centré sur la représentation du flux informationnel qui entre dans le système cognitif et sur le traitement de celui-ci. Dans une telle perspective (et l’usage d’une métaphore informatique), l’esprit humain est modélisé sous la forme d’un système de traitement de l’information. Penser, c’est traiter l’information ; traiter l’information, c’est calculer, c’est-à-dire manipuler des symboles. À partir de ces éléments, certains aboutissent à la formule : « cognitivisme = calculs + représentations ». Toma, par exemple, définit ainsi l’apprentissage : « Apprendre, c’est se construire des représentations et opérer un calcul sur ces représentations » (1996 : 163).
En outre, la métaphore informatique est actuellement la plus utilisée pour la description de la mémoire humaine. La mémoire à court terme, ou mémoire de travail, est comparée à la mémoire vive de l’ordinateur187, tandis que la mémoire à long terme est comparée à la mémoire morte de la machine. On trouvera à la Figure 2.6 ci-dessous un modèle qui est une synthèse des schémas et modèles proposés par Ellis (1997 : 35) et Narcy (1997 : 71).
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Figure 2.6 – Un modèle informatique de l’acquisition de la L2
Les théories interactionnistes de l’apprentissage de la L2 (ALS) aboutissent à un schéma très semblable. La Figure 2.7 reprend le schéma de Gass188, tel que l’a traduit et adapté Chapelle (2000 : 26, Fig. 1). Nous avons rajouté à la figure de Chapelle deux flèches qui relient, « en rétroaction » la production langagière à l’apport langagier et à l’intégration. En effet, se référant à Swain (1985) et Pica et al. (1996), Chapelle souligne l’importance de la production langagière pour les hypothèses interactionnistes. Cette production « incite les apprenants à utiliser leur système syntaxique d’une façon plus approfondie qu’à l’étape de la compréhension ». D’autre part, cette même production « sollicite un apport langagier de la part des interlocuteurs [ce qui contribue à] aider les apprenants à résoudre leurs problèmes linguistiques et donc à améliorer leur production » (op. cit. : 27-28).
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Figure 2.7– L’ALS selon la recherche interactionniste
Paradoxalement, les limites de l’approche computationnelle ont mis en évidence ce qui fait la spécificité de l’intelligence humaine, laquelle se caractérise en particulier par une approche heuristique plutôt qu’algorithmique. Un autre point fort de cette intelligence naturelle n’est pas tant le calcul ou la résolution de problèmes que la capacité à construire des représentations adéquates (et à les modifier), c’est-à-dire la mise en équation de problèmes. C’est ainsi que le cognitivisme computationnel a placé les représentations mentales au centre des débats, et en particulier au centre du débat qui les oppose aux tenants du néoconnexionnisme, une autre façon de voir le monde (d’après Weil-Barais, op. cit. : 51).
— Le (néo)connexionnisme189
Contrairement aux théories du traitement de l’information, les théories connexionnistes postulent que le monde que connaît l’individu est construit par lui190, par l’intermédiaire de ses expériences, à partir d’une mise en résonance de réseaux neuronaux. Un système connexionniste est un grand réseau d’entités élémentaires interconnectées et opérant en parallèle. De même que la métaphore informatique a marqué le cognitivisme computationnel, c’est la métaphore du réseau qui sous-tend le connexionnisme. On pense bien sûr aussitôt à Internet, le « réseau des réseaux » qui a connu une croissance phénoménale dans la dernière décennie du XXe siècle. Le tableau qui suit schématise l’avantage d’un système de « type connexionniste » comme Internet par rapport à un système séquentiel.
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De même que le cognitivisme computationnel avait permis en parallèle de développer des programmes plus performants d’intelligence artificielle et de mieux comprendre le fonctionnement spécifique de l’intelligence humaine, les recherches relatives aux systèmes connexionnistes poursuivent une double ambition : sur le plan technologique, concevoir des ordinateurs toujours plus performants, sur le plan épistémique, fournir un modèle du fonctionnement neuronal. Un événement symbolique de cette double activité est sans doute le match d’échecs qui a opposé Gary Kasparov à Deep(er) Blue, le 13 mai 1997, match remporté par l’ordinateur. Perrin, qui commente cet événement pour illustrer son argumentation sur la frontière homme–machine, met ainsi en balance les atouts des deux adversaires :
L’extraordinaire disproportion de 1 à 100 millions [d’analyses de positions par seconde] ne s’explique que d’une seule façon : alors que le cerveau humain procède sélectivement et synthétiquement [...] la machine, elle, ne peut à chaque fois que calculer séquentiellement chaque coup. [...] Le cerveau est massivement parallèle. L’ordinateur est formidablement séquentiel (1997a : 22).
Reste à savoir quel sera l’avenir de ce nouvel avatar du cognitivisme, et aussi à décider s’il s’agit d’une véritable révolution ou au contraire d’un « retour théorique à un behaviorisme statistique et neuronal », comme le pense Tiberghien (cité par Weil-Barais, op. cit. : 54).
— L’énaction
Une nouvelle voie prometteuse, qui cherche à synthétiser et à dépasser l’opposition cognitivisme/connexionnisme est celle de l’énaction, concept développé par F. Varela. Ce biologiste-cognitiviste oppose tout d’abord au cognitivisme computo-symbolique un point de vue connexionniste, en définissant l’énaction comme
[la caractéristique] la plus importante de toute cognition vivante, la faculté de poser les questions pertinentes qui surgissent à chaque moment de notre vie191. Elles ne sont pas prédéfinies mais énactées, on les fait émerger sur un arrière-plan (1989 : 91).
Pour Varela, il est temps de changer de paradigme,
il est maintenant nécessaire d’intervertir l’expert et l’enfant [...] L’intelligence la plus profonde et la plus fondamentale est celle du bébé qui acquiert le langage à partir d’un flot quotidien de bribes dispersées, ou encore qui reconstitue des objets signifiants à partir d’un flux informe de lumière (op. cit. : 56).
Cependant, cet auteur ne pense pas que l’émergence subsymbolique – l’énaction – doive totalement remplacer la computation symbolique ; il propose que les deux approches soient vues comme complémentaires.
Dans le domaine du langage, Varela propose de revisiter le concept de communication ; là encore, il propose de remplacer les schémas à sens unique de type S à R ou Expéditeur à [Message] à Destinataire par une métaphore réticulaire dans laquelle le réseau est à la fois vecteur de transmission et trame (et tissu) de l’identité humaine :
dans cette perspective [de l’ordinateur et du langage], l’acte de communiquer ne se traduit pas par un transfert d’information depuis l’expéditeur vers le destinataire, mais plutôt par le modelage mutuel d’un monde commun au moyen d’une action conjuguée : c’est notre réalisation sociale, par l’acte de langage, qui prête vie à notre monde. [...] un tel réseau continu de gestes conversationnels, comportant leurs conditions de satisfaction, constitue non pas un outil de communication, mais la véritable trame sur laquelle se dessine notre identité (op. cit. : 112-113).
En situant délibérément l’acte de langage dans son contexte social, Varela rejoint Bruner et Vygotski, pour qui le développement du langage s’inscrit dans son fonctionnement social192. Il rejoint également ces deux auteurs dans sa vision de la médiation pédagogique, en y ajoutant peut-être un éclairage nouveau, celui de « modelage mutuel d’un monde commun ». Cette optique met en évidence la rétroaction de la transmission du message du destinataire vers l’expéditeur. Transposée dans le domaine de la situation pédagogique, il s’agira de la rétroaction de l’apprentissage sur l’enseignement, de l’apprenant sur l’enseignant.

2. 3. 3. Conceptions de l’apprentissage et situation pédagogique

Pour conclure notre comparaison des classifications des théories de l’apprentissage et plus spécialement de celles qui ont influencé ou qui influencent la DLE, nous proposons ci-après notre propre classification. Dans la Figure 2.8, nous avons représenté les trois grandes conceptions de l’apprentissage par trois cercles concentriques, dont le centre est le Sujet : sur le cercle intérieur sont positionnées les théories qui privilégient les facteurs d’apprentissage internes à l’individu, sur le cercle extérieur celles qui privilégient les facteurs externes et sur le cercle intermédiaire (en pointillés) celles qui prennent en considération l’interaction entre les deux types de facteurs. En outre, nous avons superposé cette première représentation avec celle du triangle pédagogique, afin de tenter de visualiser sur une même figure le positionnement des théories par rapport aux trois éléments de la situation pédagogique. Étant donné que cette figure représente des conceptions de l’apprentissage, il n’est pas surprenant que celles-ci soient majoritairement concentrées sur le secteur Apprenant-Sujet-Savoir et minoritairement sur les deux autres secteurs, concernés davantage par l’enseignement que par l’apprentissage.
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Figure 2.8 - Conceptions de l’apprentissage et situation pédagogique
Cette représentation fait apparaître deux inconvénients : elle dissocie le Sujet de l’Apprenant et ne permet pas facilement d’attribuer une place aux théories qui ne se situent pas explicitement dans le cadre de la situation pédagogique en fonction des trois pôles de celle-ci. En ce qui concerne le premier point, cette dissociation permet néanmoins de mettre en évidence deux éléments à prendre en considération : la double identité de l’apprenant d’une part et une lecture ternaire de l’apprentissage d’autre part. Pour ce qui est de la relation Sujet–Apprenant, Trocmé-Fabre nous rappelle que chacun des trois partenaires de la situation d’apprentissage (l’apprenant, l’enseignant et l’institution) « est non seulement en relation avec chacun des deux autres, mais aussi avec une partie de lui-même qui n’est pas totalement engagée dans la situation d’apprentissage ou de formation » (1987 : 255). Quant au deuxième inconvénient, on y répond en élargissant le contenu du pôle Enseignant pour inclure les autres acteurs de la situation sociale de l’apprentissage (les autres). Cette opération met en évidence un deuxième triangle, qui correspond aux théories de la construction sociale de l’intelligence193.
La Figure 2.8 nous permet de mettre en évidence des rapprochements ou des distinctions qui n’apparaissent pas aussi clairement sur nos figures précédentes représentant les théories de l’apprentissage. En voici quelques exemples.
Sur le cercle extérieur, le behaviorisme est le seul représentant des théories expliquant l’apprentissage uniquement par des facteurs externes à l’individu. Dans le triangle pédagogique, nous l’avons donc placé à l’opposé du pôle Enseignant. En effet, et bien qu’il s’en défende, Skinner se situe à l’opposé des pédagogies de la médiation. Il écrit :
Une technologie de l’enseignement amplifie le rôle du maître comme être humain. [...] Elle lui donne le loisir de s’intéresser vraiment à ses élèves pour les conseiller. Elle peut même ouvrir la profession à de nombreuses personnes qui, sans elle, seraient incapables de manier des élèves (1968 : 302).
Il est évident que la dernière phrase de cette citation contredit l’affirmation précédente selon laquelle les technologies de l’enseignement amplifieraient le « rôle de conseiller humain » de l’enseignant : ce rôle ne saurait consister à « manier » des élèves. Par ailleurs, dans tout son ouvrage, Skinner se garde bien de préciser en quoi consistera ce « nouveau rôle du maître ».
Parmi les théories de l’apprentissage favorisant le point de vue des facteurs internes, on trouve les pédagogies de l’autonomie, placées dans le secteur « pédagogie » du triangle pédagogique. En effet, qu’il s’agisse des approches plus anciennes de la pédagogie active et de l’école nouvelle ou de celles plus récentes et propres à la DLE, ces approches accordent à l’enseignant un rôle non négligeable dans l’organisation de l’autonomie de l’apprenant. Par ailleurs, nous avons placé les théories innéistes comme celle de Chomsky sur l’axe du savoir, afin de représenter l’importance accordée par ces théories aux connaissances ou systèmes d’acquisition de connaissances faisant partie de la biologie du sujet.
En ce qui concerne enfin les théories ou approches influentes dans le domaine de la DLE, que l’on trouve souvent rassemblées sous l’étiquette générique de « constructivistes », leur superposition avec le triangle pédagogique permet de visualiser immédiatement le ou les pôle(s) qu’elles privilégient. On retrouve certes toutes les théories constructivistes sur le cercle intermédiaire qui symbolise l’interaction entre facteurs internes et facteurs externes, mais on voit qu’un groupe est formé par celles qui reconnaissent un rôle important à la médiation sociale ou pédagogique. Le néoconnexionnisme, en s’éloignant du cognitivisme computationnel, se rapproche du behaviorisme, mais l’énaction, dans sa tentative de synthèse des deux premiers, mérite d’être positionnée sur le cercle intermédiaire car, en insistant sur l’aspect social de la communication, elle se rapproche également du pôle de l’enseignant.

170. Mieux encore il conviendrait de rappeler que le constructivisme de Piaget s’oppose également au behaviorisme de Skinner et à l’innéisme de Chomsky (cf. Piaget in Piattelli-Palmarini, 1979 : 53).
171. Bien que s’appuyant sur la thèse innéiste du LAD de Chomsky, Krashen renvoie également aux stades de développement piagétiens, en indiquant par exemple que le Moniteur n’est accessible à l’enfant qu’à l’âge de la puberté, quand il a atteint le stade des opérations formelles (1982 : 44).
n 1. Lecomte place la psychologie de la forme (Gestalt) sous les modèles innéistes de l’apprentissage, tandis que Raynal et Rieunier (1997 : 152) ainsi que Weil-Barais (1993 : 42) en font un précurseur du cognitivisme. Nous nous sommes rangé à l’avis de ces derniers auteurs.
n 2 . PEI = programme d’enrichissement instrumental de Feuerstein.
174. Cf. note plus haut.
175. Il faut toujours craindre les hégémonismes et les théories doctrinaires, comme le souligne Richterich : « Je crains que l’apport actuel du cognitivisme, de l’interactionnisme, du constructivisme à la didactique des langues n’aboutisse à un scientisme de type behaviorisme doctrinaire où l’imagination, indispensable à tout renouvellement, n’ait plus sa place (1996 : 57).
176. Encore que Bailly, tout en rejetant les présupposés théoriques du modèle behavioriste, invite à en retenir ce qui reste valide, à savoir une mémorisation efficace par la « répétition et l’entraînement néo-réflexe à une pratique intensive [de la L2] » (op. cit. : 14).
177. Springer note d’ailleurs qu’« en France la plupart des méthodologues se disent constructivistes. C’est le cas du courant didactique de l’énonciation [avec Bailly] ». Il ajoute que « très souvent on confond cognitivisme et constructivisme, le [premier] terme étant le dénominateur commun (op. cit. : 252) », ce qui apparaît en effet dans la classification de Bailly.
178. C’est nous qui soulignons.
179. Cf. notre § 2. 2. 3.
180. Dans les citations qui suivent, c’est nous qui soulignons.
181. Ce qui s’explique par une réaction plus forte aux États-Unis qu’en Europe au behaviorisme, celui-ci ayant été longtemps en situation hégémonique dans ce pays.
182. Cf. § « Apprendre, c’est assimiler ».
183. Dans ce qui suit, les citations entre guillemets proviennent de Ganonac’h, op. cit.
184. Rappelons que Piaget a mis en évidence : le stade sensori-moteur (de 0 à 18 mois) ; le stade préopératoire (18 mois à 7-8 ans) ; le stade des opérations concrètes (de 7 à 11-12 ans) et le stade des opérations formelles (à partir de 11-12 ans).
185. Souligné par Gaonac’h.
186. Vygotski consacre un chapitre entier de son ouvrage de 1934 à critiquer la position de Piaget, en particulier sur le rôle du langage égocentrique chez l’enfant. Il conclut en substance que « les règles découvertes par Piaget [ne sont] pas des lois éternelles de la nature mais des lois historiques et sociales [...] Piaget ne tient pas assez compte de l’importance de la situation sociale » ([1934] 1997 : 132).
187. Appelée en anglais RAM (Random Access Memory) ; la mémoire morte est appelée ROM (Read Only Memory).
188. Gass, S. (1997) Input, Interaction and the Second Language Learner, Mahwah, N.J.: Lawrence Erlbaum Associates Publishers.
189. Raynal et Rieunier (1997 : 89) distinguent deux types de connexionnisme : a) théorie défendue par Thorndike et les behavioristes selon laquelle l’apprentissage dépend de connexions établies entre des stimuli et des réponses, connexions susceptibles de renforcement et b) théorie des années 1970, qui s’oppose au cognitivisme computo-symbolique. Pour distinguer ce deuxième type du premier, Springer utilise le terme de néoconnexionnisme (op. cit. : 201).
190. Ce point de vue est à rapprocher de celui du gestaltisme (cf. plus haut).
191. Il est intéressant de rapprocher cette caractérisation de la cognition vivante comme un « questionnement pertinent et constant » du point de vue exprimé par Piaget un demi-siècle auparavant : « L’enfance est-elle capable de cette activité, caractéristique des conduites les plus hautes de l’adulte lui-même : la recherche continue, issue d’un besoin spontané ? – problème central de l’éducation nouvelle (1969 [1935] : 206 ; c’est nous qui soulignons) ».
192. Cf. la critique du structuralisme piagétien.
193. C’est le triangle Ego-Alter-Objet de Moscovici (1984), cité par Raynal & Rieunier, 1997 : 85.