2.
3 | Conceptions actuelles de l’apprentissage et acquisition des
langues
Après une période où les conceptions
behavioristes de l’apprentissage et de la linguistique ont marqué
de manière hégémonique l’enseignement des langues, on
a assisté, à partir des années 1970, à un
foisonnement d’approches méthodologiques. Comme nous l’avons
vu, ces nouvelles approches, aux États-Unis comme en Europe, se sont
fondées sur de nouvelles hypothèses tant linguistiques que
psychologiques (voire psycholinguistiques), renouant parfois avec des courants
de pensée plus anciens. Avant de faire le point sur les rapports qui
existent entre les approches ayant cours actuellement en
DLE d’une part et les
éléments de la situation didactique d’autre part, nous
allons tenter de situer les conceptions actuelles de l’apprentissage des
langues dans l’optique plus générale des théories de
l’apprentissage et des philosophies de la connaissance. Cette
tentative nous conduira successivement à examiner pour les comparer des
classifications générales et des classifications propres à
la DLE, puis à préciser les
rapports entre les différentes théories de la « galaxie
cognitivo-constructiviste » et enfin à proposer notre propre
classification.
2.
3. 1. Tentatives de classification
Si l’on tente de classer les conceptions de
l’apprentissage des langues en vigueur actuellement, on constate
qu’il règne un certain flou dans la terminologie employée.
Ainsi, dans Crystal (1997), l’approche cognitive
(
“cognition”)
est présentée une première fois comme une réaction
aux thèses innéistes de l’acquisition de la L1 (il
s’agit du modèle du développement cognitif de Piaget,
chapitre 38) et une deuxième fois
(
“the cognitive
view”) comme une réaction aux thèses behavioristes de
l’apprentissage d’une L2 (chapitre 62). Cette présentation
peut sembler surprenante, dans la mesure où les thèses
innéistes de Chomsky étaient elles-mêmes en réaction
contre le behaviorisme de Skinner. En réalité, nous dit Springer,
il convient d’introduire une distinction entre deux perspectives du
cognitivisme : l’une « linguistique »,
représentée par Chomsky, l’autre
« cognitiviste à proprement parler »
(
op. cit. :
201)
170.
— La
classification de Lecomte
Afin d’éclairer les rapports entre ces
différents points de vue sur l’apprentissage, nous nous appuierons
tout d’abord sur la catégorisation générale
établie par Lecomte (1993). Selon cet auteur, les recherches et
théories relatives à l’apprentissage peuvent se
répartir en trois grandes catégories, « selon
qu’elles mettent l’accent sur le sujet [apprenant], sur son
environnement ou encore sur l’interaction entre ces deux
éléments ». Les distinctions qui mènent à
cette catégorisation nous paraissant pertinentes, nous avons
emprunté à Lecomte son cadre général, tout en
introduisant un certain nombre de modifications dans le détail des
descriptions, en particulier sur ce que les théories psycholinguistiques
peuvent nous dire de l’apprentissage de L1 ou de L2.
Figure 2.3
– Trois grandes conceptions
de l’apprentissage
(d’après Lecomte, 1993)
Figure 2.4 - Trois grandes conceptions de l’apprentissage
(suite)
Nous n’avons pas retenu
certaines sous-catégories de Lecomte, qui – si elles sont
pertinentes pour l’apprentissage (et l’enseignement) en
général – ne nous semblent pas concerner de près
l’apprentissage des langues. Il s’agit dans la catégorie 1 de
la « sociologie de l’éducation » et dans la
catégorie 2 de l’interaction
maître–élève, représentée chez Lecomte
uniquement par l’effet
Pygmalion
174.
— La
classification de Develay
Dans son ouvrage De
l’apprentissage à l’enseignement, Develay (1992 :
106-109) propose une classification en trois grands familles de pensée
très semblables à celles choisies par Lecomte.
Tableau 2.4 – Classification de Develay
(1992)
Les deux premières familles de théories,
où l’on retrouve la notion de centration sur le sujet
(idéalisme) ou sur l’objet (empirisme), renvoient chacune à
un type de pédagogie et à une conception du rôle de
l’enseignant opposés. Tandis que ces deux premières familles
de pensée sont présentées diachroniquement, la
troisième conception de l’apprentissage, le constructivisme, est
présentée comme la théorie actuelle
faisant la synthèse des deux
autres conceptions, l’auteur allant jusqu’à créer le
néologisme
d’
enxogène pour la
caractériser. Dans son article d’où nous avons tiré
le schéma classant les théories de l’apprentissage, Lecomte
se contente de passer en revue les théories, sans prendre parti. Tout au
plus mentionne-t-il en conclusion que la tentation hégémonique qui
a été celle du behaviorisme à une époque est celle
du constructivisme aujourd’hui
(
op. cit. :
12)
175.
Ce point de vue – qui semble confirmé par la présentation de
Develay – prévaut-il également dans des classifications
centrées sur l’apprentissage des langues ?
— La
classification de Bailly
Bailly n’indique pas les critères
utilisés pour sa classification des théories psycholinguistiques
portant sur l’apprentissage scolaire de L2 (1998a : 14-16). On peut
schématiser sa présentation des théories et modèles
par des rapports d’inclusion-exclusion (Figure 2.5).
Figure
2.5
– Classification des théories
psycholinguistiques
par Bailly (1998a)
On notera que dans cette classification, en dehors du
behaviorisme maintenant considéré comme
dépassé
176,
toutes les théories actuelles sont rangées sous
l’étiquette « cognitiviste ». Cette inclusion
des modèles innéistes et constructivistes dans une même
optique met l’accent sur les capacités du sujet apprenant et les
oppose ainsi au modèle behavioriste qui refuse de prendre en compte le
« mentalisme ». Cependant, Bailly fait remarquer que,
« pour des raisons différentes [...], behavioristes et
[innéistes] considèrent tous deux l’appropriation de L1 et
de L2 d’une manière fondamentalement unique »
(
op. cit. : 15,
note 14). Elle rejoint ainsi Lecomte en considérant que seuls les
modèles constructivistes prennent en compte la globalité de la
situation d’apprentissage : le sujet apprenant
et l’environnement. La
classification de Bailly fait la part belle à ces derniers
modèles, puisqu’elle y rattache – outre les modèles
plus anciens et plus généraux de Piaget et Vygotski – les
courants pragmaticiens et la linguistique de l’énonciation (propres
à la
DLE). Dans le domaine des
théories actuellement en vigueur dans le champ de la
DLE, le point de vue de Bailly semble
confirmer ceux de Lecomte et Develay concernant la tentation
hégémonique du cognitivisme. Plus précisément, dans
le cadre de la
DLE institutionnelle, et
étant donné les réticences exprimées par cette
auteure envers l’innéisme de Chomsky et de Krashen, c’est
bien le courant constructiviste qui « paraît faire l’objet
[...] d’un consensus croissant, en France du moins »
(
op. cit. :
16)
177.
De plus, le rattachement du modèle vygotskien (apprentissage social)
à la famille « élargie » des modèles
constructivistes permet de prendre en compte une dimension essentielle à
l’apprentissage de L2, la dimension communicationnelle. C’est ainsi
que l’on retrouve ces différents termes dans deux descriptions que
Bailly (
op. cit. :
17, souligné par l’auteure) cite comme représentatives de
l’état actuel du cadre méthodologique de la
DLE en France :
- K.
Julié
et al.
(1996) parlent de méthodologie
communicationnelle et
constructiviste [Julié
précise que, par
constructiviste, on entend que
l’on vise l’autonomie] ;
- H.
Besse (1995) décrit une méthode
communicative et cognitive (ou
fonctionnelle, [voire]
interactionnelle).
Dans
la description de K. Julié rapportée par Bailly apparaît le
concept d’autonomie,
présenté comme l’un des objectifs assignés à
une méthodologie de conception constructiviste. On peut certes concevoir
l’épistémologie génétique de Piaget comme une
quête de son autonomie par le sujet. Dans sa critique de la
pédagogie traditionnelle, cet auteur insiste sur le fait que
l’enfant n’a pas un fonctionnement différent de celui de
l’adulte :
[...] comme ce dernier, il est un être actif dont
l’action, régie par la loi de l’intérêt ou du
besoin, ne saurait donner son plein rendement si l’on ne fait pas appel
aux
mobiles
autonomes178
de cette activité (Piaget, [1935] 1969 : 207).
Toutefois, il manque dans la classification de Bailly la
référence au courant des pédagogies de l’autonomie
(
Figure 2.4, 3d), tant en ce qui
concerne les précurseurs que furent Dewey, Claparède et Freinet
que les didacticiens des langues comme Holec et l’équipe du
CRAPEL de Nancy. Il faut dire que dans le
cadre où se situe cette auteure – celui de la
DLE institutionnelle dans
l’enseignement secondaire – l’autonomie lui apparaît
comme un concept « un peu magique, un peu
démagogique » (1998b : 21). Il en va tout autrement dans
un contexte de formation d’adultes, tel que celui où opèrent
des auteurs comme Springer.
— Les
deux classifications de Springer
Springer (1997)
présente un cas intéressant de la difficulté
rencontrée lorsque l’on cherche à classer les
théories de l’apprentissage qui s’affrontent dans le domaine
de la
DLE. Cet auteur est d’ailleurs
bien conscient du danger de toute tentative de ce genre qui, écrit-il,
« a pour conséquence de limiter la lisibilité des
recherches et de rendre toute tentative de synthèse
problématique »
(
op. cit. : 243).
En conclusion de son chapitre 9 où il étudie les recherches en
acquisition des langues secondes (principalement la
SLAR
américaine
179,
Springer recense « trois grandes optiques [qui]
s’affrontent actuellement en didactique des
langues »
180 :
- la
thèse innéiste qui considère la faculté de
langage comme un organe spécifique ;
- la
thèse constructiviste qui tient compte du développement
cognitif et de l’interaction sociale ;
- la
thèse cognitiviste et néoconnexionniste qui cherche
à rendre compte de la complexité des opérations cognitives
mises en oeuvre dans les stratégies d’apprentissage et dans les
stratégies de communication
(op.
cit. : 214).
Mais un peu plus loin,
en introduction à son chapitre 11 sur les « nouveaux fondements
épistémologiques de l’apprentissage des langues »,
ce même auteur propose une classification différente, en parlant
cette fois-ci de trois « familles de
pensée » :
- l’optique
déterministe : c’est une visée externe au sujet
qui lui dicte le type de comportement supposé être le plus
adéquat ; le sujet est considéré comme l’objet
de cette didactique ;
- l’optique
génétique et cognitiviste, qui regroupe
le cognitivisme,
l’innéisme chomskyen et
le constructivisme
piagétien : elle est centrée sur les processus
internes du sujet, [il s’agit]
d’un sujet individuel, idéal et universel ;
- l’optique
communicationnelle et éducationnelle : centrée sur un
sujet social et des interactions sociales, cette optique est fonctionnaliste,
s’appuie sur une linguistique fonctionnelle / pragmatique, sur
le néoconnexionnisme et la
médiation sociale (Vygotski, [1934] 1997 : 243 et
s.).
Notons au passage l’apparente
interchangeabilité des termes « optique »,
« thèse » et « famille de
pensée ». Nous proposons de représenter
l’évolution du point de vue de Springer au moyen du schéma
ci-dessous, dans lequel à
S représente la centration sur le
sujet (facteurs internes) et
à
M la centration sur le milieu (facteurs
externes) :
Tableau 2.5 – Les deux classifications de Springer
(1996)
La comparaison entre ces deux classifications successives
d’un même auteur illustre, outre une évolution de son point
de vue tout à fait justifiée par le cheminement de sa
thèse, la difficulté bien réelle à distinguer
– dans cet ensemble de théories et de courants de recherches
– les caractères communs qui les unissent des caractères
spécifiques qui les séparent. Les éléments
permettant de justifier l’aboutissement à la deuxième
classification sont soit implicites, soit explicitement mentionnés par
Springer. Nous allons les passer en revue et en profiter pour comparer les
classifications (C1 et C2) de cet auteur avec celles de Lecomte et de Bailly
présentées dans les pages précédentes.
Springer classe d’abord (en C1)
l’innéisme chomskyen dans une catégorie à part,
où seuls sont pris en compte les facteurs d’apprentissage propres
au sujet, l’opposant en ceci aux thèses cognitivistes et
constructivistes qui, elles, prennent également en compte les facteurs
externes. Il rejoint ici l’opposition innéisme / constructivisme de
Bailly. Mais en C2, cet auteur regroupe l’innéisme avec le
constructivisme et le cognitivisme, au motif que « dans la
littérature didactique américaine [...] l’innéisme
est
dominant
181
et a tendance à s’approprier le cognitivisme tout en ignorant le
constructivisme »
(
op. cit. : 246).
Si l’optique déterministe (le behaviorisme) n’apparaît
pas en C1, c’est probablement parce que cette classification intervient en
conclusion d’un chapitre entièrement consacré aux courants
américains qui se sont opposés au behaviorisme. L’optique
déterministe retrouve sa place distincte en C2, ce qui rejoint le point
de vue de Bailly et Lecomte ; c’est d’ailleurs la seule
catégorisation sur laquelle ces trois auteurs sont d’accord :
dans l’optique déterministe (behavioriste), les facteurs internes
à l’individu ne sont pas pris en compte. Quant aux autres
modifications que l’on peut constater dans les catégories 2 et 3
lors du passage de C1 à C2, elles vont majoritairement dans le sens de la
classification de Lecomte. Ainsi, dans la classification C2 de Springer on
retrouve les critères énoncés par Lecomte de prise en
compte des facteurs internes (le Sujet), externes (le Milieu) ou d’une
interaction entre les deux. Il subsiste une interrogation sur la place du
constructivisme et une autre sur l’opposition entre cognitivisme et
néoconnexionnisme.
2.
3. 2. Cognitivisme et constructivisme : essai de clarification
Dans une perspective cognitiviste, nous dit
Gaonac’h, « les connaissances qu’un individu
possède déjà sont le principal déterminant de ce que
cet individu peut apprendre » (1991 : 107 et s.). Ce point de vue
place la perspective cognitiviste dans la lignée des philosophies
innéistes du déjà-là ou du
déjà-acquis
182.
Selon les moyens que se donnent les approches cognitivistes pour
représenter le système cognitif de l’individu, Weil-Barais
(1993 : 41 et s.) distingue le cognitivisme
structural et le cognitivisme
computationnel, le premier type pouvant
être illustré par le gestaltisme d’une part et le
structuralisme piagétien d’autre part. Nous empruntons en partie
à cette auteure la présentation résumée qui
suit.
— Le
gestaltisme
Dans notre réinterprétation de la
classification de Lecomte, nous avons déplacé le gestaltisme de la
sous-catégorie « innéisme » vers la
sous-catégorie « cognitivisme » en indiquant que
cette approche était considérée comme l’ancêtre
du cognitivisme actuel. Pour le gestaltisme, c’est l’esprit humain
qui structure et organise le monde (et non l’inverse comme le
prétendent les behavioristes). Nous avons mentionné que,
contrairement à une opinion répandue chez les didacticiens,
c’est le Gestaltpsychologie et non le behaviorisme qui a fourni ses
fondements à la MAV
structuro-globale. Weil-Barais signale que, après être quelque peu
tombées dans l’oubli dans les années de
l’après-guerre (1950-1980), les thèses du gestaltisme
devraient connaître un certain renouveau, renouveau appuyé en
particulier par les progrès de la neuropsychologie.
— Le
structuralisme piagétien (et le constructivisme)
Nous avons
évoqué les thèses de Piaget dans notre chapitre 1, au
§
1.1.3. Rappelons que,
pour ce psychologue, le système cognitif est un système qui
fonctionne en évoluant vers des états d’équilibre.
L’apprentissage est le fruit d’une interaction permanente entre le
sujet et le milieu, milieu auquel l’individu s’adapte par
« deux mécanismes indissociables : l’assimilation et
l’accommodation » (Piaget, [1935] 1969 : 208). En ce qui
concerne la perspective piagétienne sur l’apprentissage du langage,
nous retiendrons avec Gaonac’h (1991 : 117 et s.) les points
suivants
183 :
- De
même que le développement cognitif général de
l’enfant passe par des stades
successifs184,
le langage « se développe à travers des systèmes
successifs dont chacun possède une cohérence suffisante pour
fonctionner à son propre niveau ». Transposée dans le
domaine de l’apprentissage d’une L2, cette perspective permet de
percevoir l’interlangue de
l’apprenant comme un système cohérent – et transitoire
sauf s’il y a
fossilisation.
- Pour
Piaget, contrairement à l’hypothèse du
LAD retenue par Chomsky, il n’existe
pas de système distinct d’acquisition du langage : «
[...] la caractéristique spécifique de l’homme n’est
pas le langage, mais la disposition de structures cognitives, dont dépend
l’émergence du langage ».
- « Le
langage n’est qu’une des manifestations de la fonction
sémiotique, au même titre que le jeu symbolique ou
l’imitation différée. La fonction sémiotique
correspond à l’élaboration d’instruments de
représentation185,
instruments qui permettent à l’intelligence de prendre de la
distance par rapport à l’action et à la
perception. » Gaonac’h fait remarquer que Piaget, en insistant
sur la fonction de représentation du langage, néglige la fonction
de communication. La position piagétienne a en effet été
critiquée par Bruner et Vygotski, pour qui le développement du
langage s’inscrit dans son
fonctionnement social. Ce
deuxième auteur s’est en particulier opposé à
Piaget186
sur le langage égocentrique, dont il considère qu’il est un
stade transitoire dans l’évolution du langage
extériorisé au langage intérieur. Cette opposition entre
les positions de Piaget d’une part et celles de Bruner et de Vygotski de
l’autre concernant l’importance du facteur social dans
l’apprentissage nous permet de mieux comprendre comment
Springer a modifié sa
classification. Il a retiré le facteur de
l’interaction sociale de ce
qu’il appelle la thèse
constructiviste en conclusion de son chapitre 9, pour le placer (à
notre avis plus justement) dans ce qu’il appelle
l’optique communicationnelle et
éducationnelle en introduction de son chapitre
11.
— Le
cognitivisme computationnel
Le cognitivisme computationnel (ou computo-symbolique)
est centré sur la représentation du flux informationnel qui entre
dans le système cognitif et sur le traitement de celui-ci. Dans une telle
perspective (et l’usage d’une métaphore informatique),
l’esprit humain est modélisé sous la forme d’un
système de traitement de l’information. Penser, c’est traiter
l’information ; traiter l’information, c’est calculer,
c’est-à-dire manipuler des symboles. À partir de ces
éléments, certains aboutissent à la formule :
« cognitivisme = calculs + représentations ». Toma,
par exemple, définit ainsi l’apprentissage :
« Apprendre, c’est se construire des représentations et
opérer un calcul sur ces représentations » (1996 :
163).
En outre, la métaphore informatique est
actuellement la plus utilisée pour la description de la mémoire
humaine. La mémoire à court terme, ou mémoire de travail,
est comparée à la mémoire vive de
l’ordinateur
187,
tandis que la mémoire à long terme est comparée à la
mémoire morte de la machine. On trouvera à la Figure 2.6
ci-dessous un modèle qui est une synthèse des schémas et
modèles proposés par Ellis (1997 : 35) et Narcy (1997 :
71).
Figure 2.6
– Un modèle
informatique de l’acquisition de la L2
Les théories interactionnistes de
l’apprentissage de la L2 (
ALS)
aboutissent à un schéma très semblable. La
Figure 2.7 reprend le
schéma de
Gass
188,
tel que l’a traduit et adapté Chapelle (2000 : 26, Fig. 1).
Nous avons rajouté à la figure de Chapelle deux flèches qui
relient, « en rétroaction » la production
langagière à l’apport langagier et à
l’intégration. En effet, se référant à Swain
(1985) et Pica
et al.
(1996), Chapelle souligne l’importance de la
production langagière pour les
hypothèses interactionnistes. Cette production « incite les
apprenants à utiliser leur système syntaxique d’une
façon plus approfondie qu’à l’étape de la
compréhension ». D’autre part, cette même
production « sollicite un apport langagier de la part des
interlocuteurs [ce qui contribue à] aider les apprenants à
résoudre leurs problèmes linguistiques et donc à
améliorer leur production »
(
op. cit. :
27-28).
Figure 2.7– L’ALS
selon la recherche interactionniste
Paradoxalement, les limites de l’approche
computationnelle ont mis en évidence ce qui fait la
spécificité de l’intelligence humaine, laquelle se
caractérise en particulier par une approche heuristique plutôt
qu’algorithmique. Un autre point fort de cette intelligence naturelle
n’est pas tant le calcul ou la résolution de problèmes que
la capacité à construire des
représentations adéquates (et à les modifier),
c’est-à-dire la mise en
équation de problèmes. C’est ainsi que le
cognitivisme computationnel a placé les représentations mentales
au centre des débats, et en particulier au centre du débat qui les
oppose aux tenants du néoconnexionnisme, une autre façon de voir
le monde (d’après Weil-Barais,
op. cit. :
51).
— Le
(néo)connexionnisme189
Contrairement aux théories du traitement de
l’information, les théories connexionnistes postulent que
le monde que connaît l’individu
est construit par
lui190,
par l’intermédiaire de ses expériences, à partir
d’une mise en résonance de réseaux neuronaux. Un
système connexionniste est un grand réseau d’entités
élémentaires interconnectées et opérant en
parallèle. De même que la métaphore informatique a
marqué le cognitivisme computationnel, c’est la métaphore du
réseau qui sous-tend le connexionnisme. On pense bien sûr
aussitôt à Internet, le « réseau des
réseaux » qui a connu une croissance phénoménale
dans la dernière décennie du
XXe
siècle. Le tableau qui suit schématise l’avantage d’un
système de « type connexionniste » comme Internet par
rapport à un système séquentiel.
De même que le cognitivisme computationnel avait
permis en parallèle de développer des programmes plus performants
d’intelligence artificielle et de mieux comprendre le fonctionnement
spécifique de l’intelligence humaine, les recherches relatives aux
systèmes connexionnistes poursuivent une double ambition : sur le
plan technologique, concevoir des ordinateurs toujours plus performants, sur le
plan épistémique, fournir un modèle du fonctionnement
neuronal. Un événement symbolique de cette double activité
est sans doute le match d’échecs qui a opposé Gary Kasparov
à Deep(er)
Blue, le 13 mai 1997, match remporté par l’ordinateur.
Perrin, qui commente cet événement pour illustrer son
argumentation sur la frontière homme–machine, met ainsi en balance
les atouts des deux adversaires :
L’extraordinaire disproportion de 1 à 100
millions [d’analyses de positions par seconde] ne s’explique que
d’une seule façon : alors que le cerveau humain procède
sélectivement et synthétiquement [...] la machine, elle, ne peut
à chaque fois que calculer séquentiellement chaque coup. [...] Le
cerveau est massivement parallèle. L’ordinateur est formidablement
séquentiel (1997a : 22).
Reste à savoir quel sera l’avenir de ce
nouvel avatar du cognitivisme, et aussi à décider s’il
s’agit d’une véritable révolution ou au contraire
d’un « retour théorique à un behaviorisme
statistique et neuronal », comme le pense Tiberghien (cité par
Weil-Barais, op.
cit. : 54).
— L’énaction
Une nouvelle voie prometteuse, qui cherche à
synthétiser et à dépasser l’opposition
cognitivisme/connexionnisme est celle de
l’énaction, concept
développé par F. Varela. Ce biologiste-cognitiviste oppose tout
d’abord au cognitivisme computo-symbolique un point de vue connexionniste,
en définissant l’énaction comme
[la caractéristique] la plus importante de toute
cognition vivante, la faculté de poser les questions pertinentes qui
surgissent à chaque moment de notre
vie
191.
Elles ne sont pas prédéfinies mais énactées, on les
fait émerger sur un arrière-plan (1989 : 91).
Pour Varela, il est temps de changer de
paradigme,
il est maintenant nécessaire d’intervertir
l’expert et l’enfant [...] L’intelligence la plus profonde et
la plus fondamentale est celle du bébé qui acquiert le langage
à partir d’un flot quotidien de bribes dispersées, ou encore
qui reconstitue des objets signifiants à partir d’un flux informe
de lumière
(op.
cit. : 56).
Cependant, cet auteur ne pense pas que
l’émergence subsymbolique – l’énaction –
doive totalement remplacer la computation symbolique ; il propose que les
deux approches soient vues comme complémentaires.
Dans le domaine du langage, Varela propose de revisiter
le concept de communication ; là encore, il propose de remplacer les
schémas à sens unique de type
S à R ou
Expéditeur à [Message] à Destinataire
par une métaphore réticulaire dans laquelle le réseau est
à la fois vecteur de transmission et trame (et tissu) de
l’identité humaine :
dans cette perspective [de l’ordinateur et du
langage], l’acte de communiquer ne se traduit pas par un transfert
d’information depuis l’expéditeur vers le destinataire, mais
plutôt par le modelage mutuel d’un monde commun au moyen d’une
action conjuguée : c’est notre réalisation sociale, par
l’acte de langage, qui prête vie à notre monde. [...] un tel
réseau continu de gestes conversationnels, comportant leurs conditions de
satisfaction, constitue non pas un outil de communication, mais la
véritable trame sur laquelle se dessine notre identité
(op.
cit. : 112-113).
En situant délibérément l’acte
de langage dans son contexte social, Varela rejoint Bruner et Vygotski, pour qui
le développement du langage s’inscrit dans son fonctionnement
social
192.
Il rejoint également ces deux auteurs dans sa vision de la
médiation pédagogique, en y ajoutant peut-être un
éclairage nouveau, celui de « modelage mutuel d’un
monde commun ». Cette optique met en évidence la
rétroaction de la transmission du message du destinataire vers
l’expéditeur. Transposée dans le domaine de la situation
pédagogique, il s’agira de la rétroaction de
l’apprentissage sur l’enseignement, de l’apprenant sur
l’enseignant.
2.
3. 3. Conceptions de l’apprentissage et situation pédagogique
Pour conclure notre comparaison des classifications des
théories de l’apprentissage et plus spécialement de celles
qui ont influencé ou qui influencent la
DLE, nous proposons ci-après notre
propre classification. Dans la Figure 2.8, nous avons représenté
les trois grandes conceptions de l’apprentissage par trois cercles
concentriques, dont le centre est le Sujet : sur le cercle intérieur
sont positionnées les théories qui privilégient les
facteurs d’apprentissage internes
à l’individu, sur le cercle extérieur celles qui
privilégient les facteurs
externes et sur le cercle intermédiaire (en pointillés)
celles qui prennent en considération
l’interaction entre les deux types de
facteurs. En outre, nous avons superposé cette première
représentation avec celle du triangle pédagogique, afin de tenter
de visualiser sur une même figure le positionnement des théories
par rapport aux trois éléments de la situation pédagogique.
Étant donné que cette figure représente des conceptions de
l’apprentissage, il n’est pas surprenant que celles-ci soient
majoritairement concentrées sur le secteur Apprenant-Sujet-Savoir et
minoritairement sur les deux autres secteurs, concernés davantage par
l’enseignement que par
l’apprentissage.
Figure 2.8
- Conceptions de l’apprentissage
et situation pédagogique
Cette représentation
fait apparaître deux inconvénients : elle dissocie le Sujet de
l’Apprenant et ne permet pas facilement d’attribuer une place aux
théories qui ne se situent pas explicitement dans le cadre de la
situation pédagogique en fonction des trois pôles de celle-ci. En
ce qui concerne le premier point, cette dissociation permet néanmoins de
mettre en évidence deux éléments à prendre en
considération : la double identité de l’apprenant
d’une part et une lecture ternaire de l’apprentissage d’autre
part. Pour ce qui est de la relation Sujet–Apprenant, Trocmé-Fabre
nous rappelle que chacun des trois partenaires de la situation
d’apprentissage (l’apprenant, l’enseignant et
l’institution) « est non seulement en relation avec chacun des
deux autres, mais aussi avec une partie de lui-même qui n’est pas
totalement engagée dans la situation d’apprentissage ou de
formation » (1987 : 255). Quant au deuxième
inconvénient, on y répond en élargissant le contenu du
pôle Enseignant pour inclure les autres acteurs de la situation sociale de
l’apprentissage (
les autres).
Cette opération met en évidence un deuxième triangle, qui
correspond aux théories de la construction sociale de
l’intelligence
193.
La Figure 2.8 nous permet de mettre en évidence
des rapprochements ou des distinctions qui n’apparaissent pas aussi
clairement sur nos figures précédentes représentant les
théories de l’apprentissage. En voici quelques
exemples.
Sur le cercle extérieur, le behaviorisme est le
seul représentant des théories expliquant l’apprentissage
uniquement par des facteurs externes à l’individu. Dans le triangle
pédagogique, nous l’avons donc placé à
l’opposé du pôle Enseignant. En effet, et bien qu’il
s’en défende, Skinner se situe à l’opposé des
pédagogies de la médiation. Il écrit :
Une technologie de l’enseignement amplifie le
rôle du maître comme être humain. [...] Elle lui donne le
loisir de s’intéresser vraiment à ses élèves
pour les conseiller. Elle peut même ouvrir la profession à de
nombreuses personnes qui, sans elle, seraient incapables de manier des
élèves (1968 : 302).
Il est évident que la dernière phrase de
cette citation contredit l’affirmation précédente selon
laquelle les technologies de l’enseignement amplifieraient le
« rôle de conseiller humain » de
l’enseignant : ce rôle ne saurait consister à
« manier » des élèves. Par ailleurs, dans tout
son ouvrage, Skinner se garde bien de préciser en quoi consistera ce
« nouveau rôle du maître ».
Parmi les théories de l’apprentissage
favorisant le point de vue des facteurs internes, on trouve les
pédagogies de l’autonomie, placées dans le secteur
« pédagogie » du triangle pédagogique. En
effet, qu’il s’agisse des approches plus anciennes de la
pédagogie active et de l’école nouvelle ou de celles plus
récentes et propres à la
DLE, ces approches accordent à
l’enseignant un rôle non négligeable dans
l’organisation de l’autonomie de l’apprenant. Par ailleurs,
nous avons placé les théories innéistes comme celle de
Chomsky sur l’axe du savoir, afin de représenter l’importance
accordée par ces théories aux connaissances ou systèmes
d’acquisition de connaissances faisant partie de la biologie du
sujet.
En ce qui concerne enfin les théories ou approches
influentes dans le domaine de la DLE, que
l’on trouve souvent rassemblées sous l’étiquette
générique de « constructivistes », leur
superposition avec le triangle pédagogique permet de visualiser
immédiatement le ou les pôle(s) qu’elles privilégient.
On retrouve certes toutes les théories constructivistes sur le cercle
intermédiaire qui symbolise l’interaction entre facteurs internes
et facteurs externes, mais on voit qu’un groupe est formé par
celles qui reconnaissent un rôle important à la médiation
sociale ou pédagogique. Le néoconnexionnisme, en
s’éloignant du cognitivisme computationnel, se rapproche du
behaviorisme, mais l’énaction, dans sa tentative de synthèse
des deux premiers, mérite d’être positionnée sur le
cercle intermédiaire car, en insistant sur l’aspect social de la
communication, elle se rapproche également du pôle de
l’enseignant.