3.
2 | Le paradigme de l’enseignement programmé
Tous les auteurs du domaine s’accordent à
dire que l’enseignement par ordinateur trouve ses racines dans
l’enseignement programmé des années
1950-1970
366.
Le niveau d’adéquation entre les théories behavioristes de
Skinner et les possibilités techniques de l’ordinateur faisait en
effet de celui-ci la « machine à enseigner »
idéale. Un autre exemple d’adéquation entre théorie
et technologie aboutissant à une méthodologie idéale
était, à la même époque, celui de la
MAO. Mais l’analogie
s’arrête là : l’association
« laboratoires de langues–exercices structuraux » des
années 1960 et 1970 a été suivie d’un
désenchantement à la mesure de l’engouement initial. Cette
disgrâce s’explique par des raisons d’ordre
pédagogique, technique et financier, et pragmatique, avec
l’arrivée de l’approche communicative, comme l’explique
Ginet (1997 : 22-27). L’enseignement par ordinateur, en revanche, a
profité des progrès constants de la technologie et de la nature
protéiforme de la machine numérique, aux possibilités
considérablement plus étendues et variées que celles du
laboratoire de langues analogique. Si personne ne conteste les progrès
faits par la technologie, on peut se demander ce qu’il reste
aujourd’hui des théories behavioristes appliquées à
l’enseignement programmé. Les principes élaborés par
Skinner nous renvoient tout d’abord au nouvel environnement offert
à l’élève, environnement caractérisé
par l’individualisation de l’apprentissage, le renforcement positif
et la vérification immédiate de ses résultats. Un autre
modèle d’enseignement programmé, celui de Crowder, propose
un point de vue différent sur le traitement des erreurs. En amont,
l’enseignement programmé met l’accent sur la
nécessité pour l’enseignant de se fixer des objectifs
mesurables. Enfin se pose, avec encore plus d’acuité que lors de
l’introduction des laboratoires de langues, la question du remplacement
des enseignants par les machines.
3.
2. 1. Le modèle de Skinner
Dans son texte fondateur de
1958,
Skinner
367
met en avant l’individualisation de l’enseignement que permet la
machine. Il nous paraît utile de citer
in extenso ses
arguments, trop souvent tronqués ou déformés dans la
littérature :
Il n’est pas excessif de comparer la machine
à un précepteur privé.
1) Il existe, en effet, un
échange continuel entre le programme et l’élève.
À la différence des exposés, des manuels et des aides
audiovisuelles habituelles, la machine induit une activité soutenue.
L’élève est sans cesse en éveil, sans cesse
occupé.
2) À la manière d’un bon
précepteur, la machine insiste pour que chaque point soit parfaitement
compris avant d’aller plus loin. Les cours et les manuels
développent la matière sans s’assurer que
l’élève suit, et Dieu sait s’il est fréquemment
dépassé.
3) Comme un bon précepteur encore, la
machine ne présente que la matière que l’élève
est préparé à aborder. Elle lui demande de faire le pas
qu’il est, à un moment donné, le mieux en mesure de
faire.
4) La machine aide l’élève à produire la
réponse correcte. Elle y parvient, en partie grâce à la
construction ordonnée du programme, en partie par la mise en oeuvre de
diverses techniques d’amorce ou d’allusion, dérivées
de l’analyse du comportement verbal.
5) Enfin, la machine, toujours
comme le précepteur privé, renforce l’élève
pour chaque réponse correcte, utilisant ce feed-back immédiat non
seulement pour modeler efficacement son comportement, mais pour le maintenir en
vigueur, d’une manière que le profane traduirait en disant que
l’on tient l’intérêt de l’élève en
éveil.
Ainsi la machine à enseigner réussit le
tour de force de prodiguer un « enseignement de masse
individualisé » ; le slogan de l’enseignement
programmé mécanisé pourrait être :
« des milliers de précepteurs pour le prix d’un
seul ! » Un contemporain de Skinner aussi peu suspect de
behaviorisme que Piaget lui-même reconnaît le succès des
machines à apprendre :
En un temps de multiplication du nombre des
élèves et de pénurie des maîtres elles peuvent rendre
des services indéniables et gagnent en général beaucoup de
temps par rapport à l’enseignement traditionnel ([1965] 1969 :
108).
Est-ce la nostalgie d’un âge d’or de
l’éducation où le préceptorat était la
règle ? Le regret corollaire des multiples inconvénients de
l’éducation de masse qui est devenue la norme au
XXe
siècle ? L’influence des pédagogies nouvelles mettant
l’élève et donc l’individu au centre de la situation
pédagogique ? Toujours est-il que l’idée selon laquelle
l’individualisation de l’enseignement (et donc de
l’apprentissage) est un apport positif de la machine à enseigner
est constamment mise en avant dans les discours sur
l’EAO. Un récent ouvrage de
vulgarisation sur l’informatique à l’école enfonce
à nouveau le clou de l’individualisation :
Devant son ordinateur, l’élève se
retrouve [...] dans la position privilégiée du cours particulier.
Le logiciel d’apprentissage, lui, joue le rôle du précepteur
attaché à un seul et unique élève. [...]
L’ordinateur se glisse sans difficulté dans la peau de Socrate
(Alberganti, 2000 : 155).
On ne peut évidemment accepter le point de vue
exprimé dans la dernière
phrase
368.
Toute l’histoire des relations entre l’homme et la machine
informatique au cours de la deuxième moitié du
XXe
siècle démontre au contraire combien il est difficile pour
celle-ci de se glisser dans la peau de celui-là et,
a fortiori, dans celle
de Socrate.
Si nous reprenons chacun des points qui font de la
machine un bon précepteur, force est de constater que les arguments
avancés par Skinner nous renvoient tous aux principes des
« pédagogies de l’apprentissage ».
- L’activité
soutenue de
l’élève
Même si
Skinner n’utilise pas le terme d’interactivité, c’est
bien le concept que recouvre cet « échange continuel entre le
programme et l’élève » dont il parle.
L’interactivité nous renvoie à la longue tradition de
l’apprentissage par l’action. Alberganti va jusqu’à
écrire que « la pédagogie de l’action se
révèle parfaitement adaptée à l’outil
informatique [,] elle lui est même consubstantielle »
(
op. cit. : 156).
Mais nous avons déjà évoqué les reproches que
Skinner adresse à ceux qui croient à la seule vertu de
l’action :
l’action seule ne peut pas
garantir l’apprentissage. Nous reviendrons ultérieurement sur les
notions fondamentales en
ALAO
d’interaction et d’interactivité.
- Avancer
point par point
Afin que « chaque
point soit parfaitement compris avant d’aller plus loin »,
Skinner recommande de découper la matière à enseigner en
« fragments successifs aussi petits que possible »
(1968 : 30). On retrouve ici les points 2 et 3 de l’apprentissage
méthodique selon Reboul, et la référence aux points 2 et 3
de la méthode de
Descartes.
- Se
donner des objectifs
réalistes
« [La machine]
demande [à l’élève] de faire le pas qu’il est,
à un moment donné, le mieux en mesure de faire. » Ce
« petit pas que l’élève est en mesure de
faire » pourrait nous faire penser à la
ZPD de Vygotski, mais ce serait bien
entendu une erreur que d’assimiler le point de vue de Skinner,
entièrement fondé sur le
conditionnement externe, à celui
de Vygotski, qui s’appuie au contraire sur le
développement interne de
l’enfant.
- Aider
l’élève à produire la réponse
correcte
Ici encore, on pense à
l’étayage proposé par Bruner, ainsi qu’aux diverses
autres théories de la médiation. Pour Skinner, les facteurs de
médiation qui aident l’élève à trouver la
bonne réponse sont de deux ordres. Il s’agit tout d’abord de
la progression inscrite par construction dans le programme lui-même, et
ensuite de « diverses techniques d’amorce ou
d’allusion ». On a souvent déploré « la
pauvreté des modèles théoriques de [la] psychologie de
l’apprentissage » auxquels se réfère Skinner
(Linard, 1996 : 105). Il faut pourtant ici encore reconnaître la
clairvoyance de cet auteur lorsqu’il évoque un problème
central dans toute pédagogie de la médiation, celui de la
définition du type d’aide que le maître doit fournir à
l’élève. S’il rappelle la maxime de Comenius selon
laquelle « plus le professeur enseigne, moins
l’élève apprend », Skinner précise par
ailleurs qu’il faut distinguer deux formes d’aide :
Le maître aide
l’élève à répondre à telle occasion
précise, et il l’aide à répondre à des
occasions analogues dans l’avenir. Il doit souvent fournir le premier type
d’aide, mais il n’enseigne que s’il dispense le second. Les
deux sont malheureusement incompatibles. Pour aider l’enfant à
apprendre, le maître doit autant que possible se retenir de l’aider
à répondre
(
op.
cit. : 172).
Que le rôle du médiateur soit tenu par le
maître ou par la machine, le problème du guidage subsiste. Ce
problème renvoie entre autres aux notions de décontextualisation
et de transfert
évoquées dans le chapitre précédent.
Enfin, Skinner n’oublie pas que la finalité de toute
médiation est d’organiser sa propre disparition :
Tout bon maître doit prévoir le
‘sevrage’ de ses élèves, et la machine
n’échappe pas à cette règle. Meilleur est le
maître, et plus net et explicite le processus de sevrage. Les
dernières étapes d’un programme doivent être
aménagées de telle sorte que l’élève puisse se
passer des conditions privilégiées que lui faisait la machine
(op.
cit. : 66).
3.
2. 2. Le modèle de Crowder
Dans la logique des principes de l’enseignement
programmé énumérés plus haut :
« [que] chaque point soit parfaitement compris avant d’aller
plus loin », « s’assurer que
l’élève suit », « la machine aide
l’élève à produire la réponse
correcte », Skinner rejette la valeur pédagogique de
l’erreur. Il rejette ainsi le premier modèle de machine à
enseigner, celui de Pressey (1920), fondé sur des
QCM. En effet,
les
QCM demandent à
l’élève de choisir la bonne réponse parmi un ensemble
de propositions comportant des réponses erronées, lesquelles
amènent des perturbations et peuvent laisser des traces même si
elles ont été corrigées
(
op. cit. :
44).
Contrairement à Skinner, Crowder (en 1959) estime
qu’une progression pas à pas réussie peut laisser intacts
des modes de raisonnement erronés qui représentent une
manière inadéquate ou vicieuse d’organiser les
informations
369.
Il convient alors de laisser l’erreur se manifester pour pouvoir ensuite
la traiter et la corriger. Au lieu de proposer, comme dans le modèle
skinnérien, des questions finement graduées auxquelles il est
facile de répondre juste, on propose à l’élève
un exercice d’une relative difficulté, accompagné d’un
ensemble de réponses parmi lesquelles l’élève doit
choisir celle qui lui paraît juste. Si la réponse choisie est
correcte, on lui dit pourquoi il a fait le bon choix (c’est le
renforcement, ou feedback positif), et on passe à la question suivante.
Si la réponse choisie est fausse (par erreur de raisonnement ou manque
d’information, etc.), on procède à la correction de
l’erreur, soit en alertant l’élève, soit en
démontant le mécanisme qui a entraîné le mauvais
choix. Le procédé habituel consiste à orienter
l’élève vers un cheminement différent, qui le
ramène ensuite vers le chemin principal, comme on le voit sur le
modèle de la
Figure 3.2.
Figure 3.2
– Exemple de programme ramifié à la
Crowder
370
Alors que
l’
EAO de type tutoriel est le plus
souvent associé à l’enseignement programmé de type
skinnérien, il semble bien que le véritable ancêtre de la
majorité de ce type de logiciels soit plutôt le modèle de
Crowder. D’ailleurs, les auteurs s’accordent
généralement à reconnaître que le modèle
crowdérien est « plus proche des thèses cognitivistes
que l’enseignement programmé linéaire
[skinnérien] » (Raynal et Rieunier, 1997 : 127). Comme le
souligne par ailleurs Demaizière (1986 : 44), le point de vue de
l’enseignement ramifié, avec l’importance qu’il attache
au traitement de l’erreur, se rapproche de l’évolution
constatée en
DLE, avec
l’apparition du concept de
l’interlangue
371.
3.
2. 3. La définition des objectifs
— Les
objectifs et la
PPO
L’objectif principal de
Skinner était de rendre l’enseignement plus efficace. Pour mener
à bien cette entreprise, il se proposait de définir les objectifs
de l’éducation en termes de comportements observables et
mesurables :
La pensée humaine doit se définir en termes
de comportements réels, qui méritent d’être
traités pour eux-mêmes comme les objectifs concrets de
l’éducation
(op.
cit. : 35).
L’enseignement
programmé a trouvé des prolongements dans la
« pédagogie par les objectifs »
(
PPO) de Tyler puis
Mager. Demaizière et Dubuisson
vont même jusqu’à considérer que « les
fondements théoriques de la
PPO se
trouvent dans l’enseignement programmé behavioriste » et
que « cette filiation continue à poser des problèmes
évidents » (1992 : 131). On trouvera dans l’ouvrage
de ces auteures un intéressant développement sur la
PPO en général et sur son
application dans le domaine de
l’
EAO. Nous en retiendrons
l’idée que « ne pas expliciter ses objectifs, ne pas les
discuter avec les étudiants, amène ces derniers à
s’en définir qui sont souvent sans rapport avec ce que vise
l’enseignant »
372.
Mais nous partageons également le point de vue des auteures selon
lequel
[s’il] apparaît parfois extrêmement
utile que le formateur
(d’EAO) précise
ses intentions de formation et explicite ce qu’il attend de
l’apprenant à la fin de la formation, [...] il est souvent un peu
naïf de croire que cela suffit pour que l’apprenant les saisisse
(op.
cit. : 138).
Le point de vue dénoncé ici est non
seulement naïf, il est irritant. Nous faisons partie de ces nombreux
enseignants agacés par la mode qui sévissait dans les manuels de
langues des années 1980-90, et plus particulièrement ceux
destinés aux élèves des collèges. En
référence à la PPO,
on y définissait les objectifs en termes de capacités à
atteindre à l’issue d’une séquence didactique. On
disait en substance à l’élève :
« à la fin de cette leçon, tu seras capable de
... » ; mais rien ne disait à l’enseignant ce
qu’il fallait faire pour les x% d’élèves qui
n’atteignaient pas l’objectif proposé.
— Les
retombées positives de la programmation
À propos du système d’enseignement
programmé qu’il préconise, Skinner souligne son effet
secondaire positif sur l’amélioration des compétences de
l’enseignant :
C’est un exercice éminemment salutaire que de
s’efforcer de garantir une réponse correcte à chaque pas
dans la présentation d’une matière. [...] À moins
qu’il n’ait beaucoup de chance, [le maître] découvrira
qu’il a encore beaucoup de choses à apprendre sur la matière
qu’il enseigne. [...] Cet effet de la machine, qui confronte le
programmeur avec toute l’ampleur et la précision de sa tâche,
peut, à lui seul, entraîner un progrès considérable
dans l’éducation
(op.
cit. : 63).
Tous ceux qui se sont comme nous peu ou prou
adonnés à la programmation de séquences
d’
EAO partageront ce point de vue,
exprimé en d’autres termes par Raynal et Rieunier pour qui
« concevoir un document d’enseignement programmé [...]
est un magnifique exercice de style pour le formateur qui se préoccupe de
‘transposition didactique’ » (1997 : 128). Nous
retrouvons ici une question souvent évoquée dans les milieux de
l’
EAO, principalement
avant les années 1990 :
les professeurs doivent-ils apprendre à programmer ? Nous
reviendrons sur cette question dans le chapitre qui traite de la mise en oeuvre
des dispositifs d’apprentissage multimédias. Nous citerons ici le
point de vue de J. Arsac, qui a joué un rôle important dans
l’introduction de l’informatique dans l’enseignement
secondaire en France. En réponse à la question « quelles
pédagogies pour l’informatique ? », il parle des
quatre qualités d’esprit sur lesquelles repose l’acquisition
de ce qu’il appelle un « savoir-faire-faire » en
informatique : « la créativité (ou
l’imagination), la rigueur, le sens de l’organisation et la
clarté d’expression » (1987 : 147). Il est
évident que ces mêmes qualités sont requises de
l’enseignant qui souhaite développer un
EAO
(et d’ailleurs un enseignement quel qu’il soit). Enfin, nous
ajouterons que la « mise en machine » d’une
séquence d’
EAO de langues
peut avoir des retombées positives non seulement sur les conceptions de
l’enseignement ou de l’apprentissage en général
(citation de Papert) mais aussi sur les conceptions qu’un enseignant peut
avoir à propos des langues et de leur apprentissage (citation de Higgins
& Johns) :
In order to make a machine capable or learning, we
have to probe deeply into the nature of learning (Papert, 1993:
157).
The job of writing a program and trying it out can
lead to realisations that the assumptions we make about how language works, and
how it is taught and learned, may need to be looked at afresh (Higgins and
Johns, 1984: 54).
3.
2. 4. Les machines peuvent-elles remplacer les maîtres ?
À partir du moment
où l’on peut comparer la machine à enseigner non pas
à un mais à une multitude de précepteurs privés, la
crainte archétypale du remplacement des maîtres par les machines
refait systématiquement surface. On évoque la révolte des
canuts
lyonnais
373
ou son équivalent anglais, le luddisme. Face à cette peur
récurrente, les arguments qui visent à rassurer les enseignants
sur leur rôle indispensable sont souvent les mêmes. En tant que
principal promoteur historique des machines à enseigner, Skinner ne
manque pas de prévenir cette objection :
Les machines remplaceront-elles les maîtres? Bien au
contraire, elles leur offrent un moyen d’épargner leur temps et
leurs peines. En chargeant les machines des besognes mécanisables, le
maître prend son vrai rôle, en tant que personne humaine
irremplaçable. Il peut instruire un nombre plus grand
d’élèves [...] en moins de temps et en s’astreignant
à moins de tâches fastidieuses ([1958]
op.
cit. : 69).
Presque un demi-siècle plus tard, ces arguments
sont exprimés en termes quasiment identiques sous la plume d’un
journaliste du monde :
les assistants artificiels vont décharger [les
enseignants] des tâches les plus ingrates, telles que le rabâchage
de leur cours [...] Ils vont enfin pouvoir se consacrer à la partie la
plus noble de leur travail, c’est-à-dire la transmission de
l’envie d’apprendre, la communication de leur enthousiasme pour leur
discipline [...] (Alberganti, 2000 :
157)
374.
Skinner ne précise pas (dans son ouvrage de 1968)
ce qu’il entend par le « vrai rôle » de
l’enseignant, ni comment celui-ci remplira ce
rôle
375.
En revanche, Alberganti voit l’évolution du rôle des
enseignants dans une « focalisation sur les deux
extrémités de leur fonction actuelle, c’est-à-dire
l’élaboration des cours et le contrôle des
connaissances » (
op.
cit. : 140). En outre, libéré de la tâche
insurmontable d’un enseignement de masse à des classes
surchargées, l’enseignant va pouvoir mieux connaître
individuellement chaque élève
(
op. cit. : 270).
Pour Perrin, c’est surtout « le temps d’amont, celui de
l’élaboration des supports » qui devient essentiel dans
le nouveau métier d’enseignant. Le temps du discours magistral
subsiste mais, fondé sur « une conception heuristique de
l’apprentissage [et] une définition maïeutique de
l’enseignement », il devient « le temps opportun de la
réponse à un vrai questionnement » (1999 : 6). Il
demeure, dans ces points de vue actuels sur la transformation du rôle de
l’enseignant, une ambiguïté de taille, qu’il faudrait
sans doute lever. Sachant que, en plus des qualités requises
mentionnées plus haut, il
faut un temps considérable pour l’élaboration des supports
de type
EAO, on a du mal à imaginer
comment cet investissement peut devenir « rentable » pour
l’enseignant et lui laisser le loisir de se livrer au préceptorat
socratique avec chacun de ses élèves. L’usage des nouvelles
technologies semble au contraire imposer une double tâche à
l’enseignant, argument souvent mis en avant par les réfractaires au
changement. Étant donné qu’il s’agit là
d’un problème crucial qui se pose au moment du passage à
l’acte, de la mise en oeuvre d’un dispositif d’apprentissage
multimédia, nous aurons l’occasion d’y revenir lors de notre
étude de cette mise en oeuvre.
Une ambiguïté encore plus fondamentale est
celle qui concerne le rôle des machines. En effet, d’un
côté on parle de leur confier des « tâches
mécanisables » permettant le
« rabâchage », de l’autre on attribue à
la machine toutes les qualités d’un « bon
précepteur », d’un « tuteur
intelligent ». Rabâchage et mécanisation ne sont certes
pas les qualités premières attendues d’un bon professeur.
Les deux points de vue qui suivent illustrent cette
ambiguïté.
- La
machine comme incarnation des méthodes
traditionnelles
D’après Piaget, le
succès des machines à apprendre de Skinner fait apparaître,
a
contrario, les faiblesses d’un enseignement
traditionnel :
Les esprits sentimentaux ou chagrins se sont
attristés que l’on puisse remplacer des maîtres par des
machines. Mais ces machines nous paraissent au contraire rendre d’abord le
grand service de démontrer sans réplique possible le
caractère mécanique de la fonction du maître telle que la
conçoit l’enseignement traditionnel : si cet enseignement
n’a pour idéal que de faire répéter correctement ce
qui a été correctement exposé il va de soi que la machine
peut remplir correctement ces conditions (Piaget, [1965] 1969 :
107)
376.
Emporté par sa veine polémique, Piaget
feint de rejoindre ici l’argument de Skinner proposant de mécaniser
ce qui est mécanisable dans l’apprentissage. Il semble
reconnaître que tout enseignement (de type expositif) comporte une part de
répétition qui est mécanisable, et qu’il est
avantageux de mécaniser. Piaget ne reprend évidemment pas à
son compte les théories behavioristes qui sous-tendent
l’enseignement programmé, puisque ses positions
épistémiques sont à l’opposé de celles de
Skinner. Pour celui-ci en effet, un enseignement mécanisé
n’a pas pour seul but de « faire répéter
correctement ce qui a été exposé », mais bien de
provoquer, grâce au renforcement, un véritable apprentissage. La
définition du rôle de la machine à enseigner procède
directement de la définition du but de l’enseignement donnée
par cet auteur :
Enseigner n’est rien d’autre, en effet,
qu’arranger les conditions de renforcement dans lesquelles les
élèves apprendront. [...] Une machine à enseigner
n’est en somme rien d’autre qu’un dispositif destiné
à organiser les contingences de renforcement
(op.
cit. : 79).
- La
machine au secours des méthodes
actives
Dans son texte de 1965, Piaget regrette
que les « nouvelles » méthodes actives qu’il
décrivait en
1935
377
ne se soient guère imposées dans l’enseignement au cours des
trois décennies écoulées. Il en impute la raison non pas
à une opposition de principe, mais à des facteurs
matériels :
Le drame de la pédagogie, comme d’ailleurs de
la médecine et de bien d’autres branches tenant à la fois de
l’art et de la science, est, en effet, que les meilleures méthodes
sont les plus difficiles. [...] les méthodes actives sont d’un
emploi beaucoup plus difficile que les méthodes réceptives
courantes
(
op.
cit. : 97, 96).
Il y ajoute les contraintes de l’accroissement du
nombre d’élèves, de la pénurie des maîtres
ainsi que d’autres obstacles matériels. Pour Alberganti, qui cite
Piaget, les nouvelles technologies apportent la solution matérielle
idéale pour la mise en oeuvre des méthodes actives et de la
pédagogie par projet, ces « solutions pédagogiques
déjà prêtes, largement
expérimentées » et qui ont fait leurs preuves
(
op.
cit. : 196, 270). C’est oublier un peu vite qu’avant les
nouvelles technologies, d’autres supports et d’autres techniques
avaient déjà été présentés comme la
solution idéale à la mise
en oeuvre des méthodes actives. Dans le même texte de 1965, Piaget
décrit en effet les « méthodes intuitives »,
inspirées par la Gestaltpsychologie et s’appuyant sur toutes sortes
d’auxiliaires, des réglettes Cuisenaire aux moyens audiovisuels.
Cet auteur reconnaît l’intérêt de ces moyens,
« auxiliaires précieux à titre d’adjuvants ou de
béquilles spirituelles », mais il met en garde contre le
« verbalisme de l’image »
(
op. cit. : 103).
C’est paradoxalement dans les arguments mis en avant par Piaget dans sa
mise en garde que nous trouvons une défense des
NTIC avant même l’usage
généralisé qu’elles devaient connaître dans les
décennies suivantes. Considérons en effet ce que dit cet auteur
d’une pédagogie fondée sur l’image :
L’intelligence ne se réduit pas aux images
d’un film : elle est bien plutôt comparable au moteur qui
assure le déroulement des images et surtout aux mécanismes
cybernétiques qui assureraient un tel déroulement grâce
à une logique interne et à des processus autorégulateurs et
autocorrecteurs
(idem).
En même temps qu’il montre les limites
d’un enseignement audiovisuel de type
« pré-interactif », Piaget, en évoquant
à propos de l’intelligence humaine des mécanismes
cybernétiques et des processus autorégulateurs, ouvre la voie vers
la direction génético-constructiviste de l’application des
NTIC à la pédagogie. La
concrétisation de cette approche se fera quelques années plus
tard, avec la naissance du langage Logo, développé par un disciple
de Piaget, S. Papert.
•
• •
L’héritage
de l’enseignement programmé
Face à l’association
« EAO - enseignement
programmé », on retrouve le même type de réactions
que face aux associations faites entre les
MAO et les
MAV et le behaviorisme. Demaizière
(1986 : 42) indique deux réactions possibles : rejet de
l’EAO au motif qu’il
s’agit d’enseignement programmé, type d’enseignement
qui a échoué ; ou bien affirmation que
l’EAO n’a rien à voir
avec l’enseignement programmé. On ne peut nier que
l’EAO partage bien des
caractéristiques de l’enseignement programmé :
« la nécessaire structuration de la matière et les
principes de réponse active, de confirmation immédiate, de
stimulation et de contrôle »
(idem). C’est
particulièrement dans sa variante de « tutoriel » que
l’EAO s’appuie sur cet
héritage.
Pour certains auteurs (dont Skinner lui-même), le
relatif échec de l’enseignement programmé a
été dû au manque de sérieux dans la construction de
nombreux programmes, mis sur le marché sans validation adéquate.
Piaget semble soutenir ce point de vue lorsqu’il
écrit :
[...] les méthodes d’enseignement
programmé sont dévalorisées d’avance par le fait que,
au lieu de construire des programmes adéquats [...] on se borne à
transposer, en termes de programmation mécanique, le contenu des manuels
courants et des pires des manuels
(op.
cit. : 111) !
En réalité, ce n’est pas tant le
contenu des méthodes que les
principes mêmes de
l’enseignement programmé qui l’ont condamné. En effet,
contrairement aux apparences, ce type d’enseignement ne fait pas appel
à l’intelligence de l’élève. Peut-on
espérer que l’ordinateur, en permettant l’écriture
d’un dialogue plus riche et plus souple entre enseignant et apprenant,
grâce en particulier à une meilleure interactivité, fera
mieux que les machines à enseigner dont il reprend
l’héritage ?
L’EAO
tutoriel sera-t-il le support idéal permettant d’allier
médiatisation technologique et médiation pédagogique ?
Ou bien sera-t-il préférable de se tourner vers d’autres
rôles pour l’ordinateur, comme celui
d’outil ?