Menu Principal3. 2 | Le paradigme de l’enseignement programmé

Tous les auteurs du domaine s’accordent à dire que l’enseignement par ordinateur trouve ses racines dans l’enseignement programmé des années 1950-1970366. Le niveau d’adéquation entre les théories behavioristes de Skinner et les possibilités techniques de l’ordinateur faisait en effet de celui-ci la « machine à enseigner » idéale. Un autre exemple d’adéquation entre théorie et technologie aboutissant à une méthodologie idéale était, à la même époque, celui de la MAO. Mais l’analogie s’arrête là : l’association « laboratoires de langues–exercices structuraux » des années 1960 et 1970 a été suivie d’un désenchantement à la mesure de l’engouement initial. Cette disgrâce s’explique par des raisons d’ordre pédagogique, technique et financier, et pragmatique, avec l’arrivée de l’approche communicative, comme l’explique Ginet (1997 : 22-27). L’enseignement par ordinateur, en revanche, a profité des progrès constants de la technologie et de la nature protéiforme de la machine numérique, aux possibilités considérablement plus étendues et variées que celles du laboratoire de langues analogique. Si personne ne conteste les progrès faits par la technologie, on peut se demander ce qu’il reste aujourd’hui des théories behavioristes appliquées à l’enseignement programmé. Les principes élaborés par Skinner nous renvoient tout d’abord au nouvel environnement offert à l’élève, environnement caractérisé par l’individualisation de l’apprentissage, le renforcement positif et la vérification immédiate de ses résultats. Un autre modèle d’enseignement programmé, celui de Crowder, propose un point de vue différent sur le traitement des erreurs. En amont, l’enseignement programmé met l’accent sur la nécessité pour l’enseignant de se fixer des objectifs mesurables. Enfin se pose, avec encore plus d’acuité que lors de l’introduction des laboratoires de langues, la question du remplacement des enseignants par les machines.

3. 2. 1. Le modèle de Skinner

Dans son texte fondateur de 1958, Skinner367 met en avant l’individualisation de l’enseignement que permet la machine. Il nous paraît utile de citer in extenso ses arguments, trop souvent tronqués ou déformés dans la littérature :
Il n’est pas excessif de comparer la machine à un précepteur privé.
1) Il existe, en effet, un échange continuel entre le programme et l’élève. À la différence des exposés, des manuels et des aides audiovisuelles habituelles, la machine induit une activité soutenue. L’élève est sans cesse en éveil, sans cesse occupé.
2) À la manière d’un bon précepteur, la machine insiste pour que chaque point soit parfaitement compris avant d’aller plus loin. Les cours et les manuels développent la matière sans s’assurer que l’élève suit, et Dieu sait s’il est fréquemment dépassé.
3) Comme un bon précepteur encore, la machine ne présente que la matière que l’élève est préparé à aborder. Elle lui demande de faire le pas qu’il est, à un moment donné, le mieux en mesure de faire.
4) La machine aide l’élève à produire la réponse correcte. Elle y parvient, en partie grâce à la construction ordonnée du programme, en partie par la mise en oeuvre de diverses techniques d’amorce ou d’allusion, dérivées de l’analyse du comportement verbal.
5) Enfin, la machine, toujours comme le précepteur privé, renforce l’élève pour chaque réponse correcte, utilisant ce feed-back immédiat non seulement pour modeler efficacement son comportement, mais pour le maintenir en vigueur, d’une manière que le profane traduirait en disant que l’on tient l’intérêt de l’élève en éveil.
Ainsi la machine à enseigner réussit le tour de force de prodiguer un « enseignement de masse individualisé » ; le slogan de l’enseignement programmé mécanisé pourrait être : « des milliers de précepteurs pour le prix d’un seul ! » Un contemporain de Skinner aussi peu suspect de behaviorisme que Piaget lui-même reconnaît le succès des machines à apprendre :
En un temps de multiplication du nombre des élèves et de pénurie des maîtres elles peuvent rendre des services indéniables et gagnent en général beaucoup de temps par rapport à l’enseignement traditionnel ([1965] 1969 : 108).
Est-ce la nostalgie d’un âge d’or de l’éducation où le préceptorat était la règle ? Le regret corollaire des multiples inconvénients de l’éducation de masse qui est devenue la norme au XXe siècle ? L’influence des pédagogies nouvelles mettant l’élève et donc l’individu au centre de la situation pédagogique ? Toujours est-il que l’idée selon laquelle l’individualisation de l’enseignement (et donc de l’apprentissage) est un apport positif de la machine à enseigner est constamment mise en avant dans les discours sur l’EAO. Un récent ouvrage de vulgarisation sur l’informatique à l’école enfonce à nouveau le clou de l’individualisation :
Devant son ordinateur, l’élève se retrouve [...] dans la position privilégiée du cours particulier. Le logiciel d’apprentissage, lui, joue le rôle du précepteur attaché à un seul et unique élève. [...] L’ordinateur se glisse sans difficulté dans la peau de Socrate (Alberganti, 2000 : 155).
On ne peut évidemment accepter le point de vue exprimé dans la dernière phrase368. Toute l’histoire des relations entre l’homme et la machine informatique au cours de la deuxième moitié du XXe siècle démontre au contraire combien il est difficile pour celle-ci de se glisser dans la peau de celui-là et, a fortiori, dans celle de Socrate.
Si nous reprenons chacun des points qui font de la machine un bon précepteur, force est de constater que les arguments avancés par Skinner nous renvoient tous aux principes des « pédagogies de l’apprentissage ».
  1. L’activité soutenue de l’élève
Même si Skinner n’utilise pas le terme d’interactivité, c’est bien le concept que recouvre cet « échange continuel entre le programme et l’élève » dont il parle. L’interactivité nous renvoie à la longue tradition de l’apprentissage par l’action. Alberganti va jusqu’à écrire que « la pédagogie de l’action se révèle parfaitement adaptée à l’outil informatique [,] elle lui est même consubstantielle » (op. cit. : 156). Mais nous avons déjà évoqué les reproches que Skinner adresse à ceux qui croient à la seule vertu de l’action : l’action seule ne peut pas garantir l’apprentissage. Nous reviendrons ultérieurement sur les notions fondamentales en ALAO d’interaction et d’interactivité.
  1. Avancer point par point
Afin que « chaque point soit parfaitement compris avant d’aller plus loin », Skinner recommande de découper la matière à enseigner en « fragments successifs aussi petits que possible » (1968 : 30). On retrouve ici les points 2 et 3 de l’apprentissage méthodique selon Reboul, et la référence aux points 2 et 3 de la méthode de Descartes.
  1. Se donner des objectifs réalistes
« [La machine] demande [à l’élève] de faire le pas qu’il est, à un moment donné, le mieux en mesure de faire. » Ce « petit pas que l’élève est en mesure de faire » pourrait nous faire penser à la ZPD de Vygotski, mais ce serait bien entendu une erreur que d’assimiler le point de vue de Skinner, entièrement fondé sur le conditionnement externe, à celui de Vygotski, qui s’appuie au contraire sur le développement interne de l’enfant.
  1. Aider l’élève à produire la réponse correcte
Ici encore, on pense à l’étayage proposé par Bruner, ainsi qu’aux diverses autres théories de la médiation. Pour Skinner, les facteurs de médiation qui aident l’élève à trouver la bonne réponse sont de deux ordres. Il s’agit tout d’abord de la progression inscrite par construction dans le programme lui-même, et ensuite de « diverses techniques d’amorce ou d’allusion ». On a souvent déploré « la pauvreté des modèles théoriques de [la] psychologie de l’apprentissage » auxquels se réfère Skinner (Linard, 1996 : 105). Il faut pourtant ici encore reconnaître la clairvoyance de cet auteur lorsqu’il évoque un problème central dans toute pédagogie de la médiation, celui de la définition du type d’aide que le maître doit fournir à l’élève. S’il rappelle la maxime de Comenius selon laquelle « plus le professeur enseigne, moins l’élève apprend », Skinner précise par ailleurs qu’il faut distinguer deux formes d’aide :
Le maître aide l’élève à répondre à telle occasion précise, et il l’aide à répondre à des occasions analogues dans l’avenir. Il doit souvent fournir le premier type d’aide, mais il n’enseigne que s’il dispense le second. Les deux sont malheureusement incompatibles. Pour aider l’enfant à apprendre, le maître doit autant que possible se retenir de l’aider à répondre (op. cit. : 172).
Que le rôle du médiateur soit tenu par le maître ou par la machine, le problème du guidage subsiste. Ce problème renvoie entre autres aux notions de décontextualisation et de transfert évoquées dans le chapitre précédent. Enfin, Skinner n’oublie pas que la finalité de toute médiation est d’organiser sa propre disparition :
Tout bon maître doit prévoir le ‘sevrage’ de ses élèves, et la machine n’échappe pas à cette règle. Meilleur est le maître, et plus net et explicite le processus de sevrage. Les dernières étapes d’un programme doivent être aménagées de telle sorte que l’élève puisse se passer des conditions privilégiées que lui faisait la machine (op. cit. : 66).

3. 2. 2. Le modèle de Crowder

Dans la logique des principes de l’enseignement programmé énumérés plus haut : « [que] chaque point soit parfaitement compris avant d’aller plus loin », « s’assurer que l’élève suit », « la machine aide l’élève à produire la réponse correcte », Skinner rejette la valeur pédagogique de l’erreur. Il rejette ainsi le premier modèle de machine à enseigner, celui de Pressey (1920), fondé sur des QCM. En effet, les QCM demandent à l’élève de choisir la bonne réponse parmi un ensemble de propositions comportant des réponses erronées, lesquelles amènent des perturbations et peuvent laisser des traces même si elles ont été corrigées (op. cit. : 44).
Contrairement à Skinner, Crowder (en 1959) estime qu’une progression pas à pas réussie peut laisser intacts des modes de raisonnement erronés qui représentent une manière inadéquate ou vicieuse d’organiser les informations369. Il convient alors de laisser l’erreur se manifester pour pouvoir ensuite la traiter et la corriger. Au lieu de proposer, comme dans le modèle skinnérien, des questions finement graduées auxquelles il est facile de répondre juste, on propose à l’élève un exercice d’une relative difficulté, accompagné d’un ensemble de réponses parmi lesquelles l’élève doit choisir celle qui lui paraît juste. Si la réponse choisie est correcte, on lui dit pourquoi il a fait le bon choix (c’est le renforcement, ou feedback positif), et on passe à la question suivante. Si la réponse choisie est fausse (par erreur de raisonnement ou manque d’information, etc.), on procède à la correction de l’erreur, soit en alertant l’élève, soit en démontant le mécanisme qui a entraîné le mauvais choix. Le procédé habituel consiste à orienter l’élève vers un cheminement différent, qui le ramène ensuite vers le chemin principal, comme on le voit sur le modèle de la Figure 3.2.
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Figure 3.2 – Exemple de programme ramifié à la Crowder370
Alors que l’EAO de type tutoriel est le plus souvent associé à l’enseignement programmé de type skinnérien, il semble bien que le véritable ancêtre de la majorité de ce type de logiciels soit plutôt le modèle de Crowder. D’ailleurs, les auteurs s’accordent généralement à reconnaître que le modèle crowdérien est « plus proche des thèses cognitivistes que l’enseignement programmé linéaire [skinnérien] » (Raynal et Rieunier, 1997 : 127). Comme le souligne par ailleurs Demaizière (1986 : 44), le point de vue de l’enseignement ramifié, avec l’importance qu’il attache au traitement de l’erreur, se rapproche de l’évolution constatée en DLE, avec l’apparition du concept de l’interlangue371.

3. 2. 3. La définition des objectifs

— Les objectifs et la PPO
L’objectif principal de Skinner était de rendre l’enseignement plus efficace. Pour mener à bien cette entreprise, il se proposait de définir les objectifs de l’éducation en termes de comportements observables et mesurables :
La pensée humaine doit se définir en termes de comportements réels, qui méritent d’être traités pour eux-mêmes comme les objectifs concrets de l’éducation (op. cit. : 35).
L’enseignement programmé a trouvé des prolongements dans la « pédagogie par les objectifs » (PPO) de Tyler puis Mager. Demaizière et Dubuisson vont même jusqu’à considérer que « les fondements théoriques de la PPO se trouvent dans l’enseignement programmé behavioriste » et que « cette filiation continue à poser des problèmes évidents » (1992 : 131). On trouvera dans l’ouvrage de ces auteures un intéressant développement sur la PPO en général et sur son application dans le domaine de l’EAO. Nous en retiendrons l’idée que « ne pas expliciter ses objectifs, ne pas les discuter avec les étudiants, amène ces derniers à s’en définir qui sont souvent sans rapport avec ce que vise l’enseignant »372. Mais nous partageons également le point de vue des auteures selon lequel
[s’il] apparaît parfois extrêmement utile que le formateur (d’EAO) précise ses intentions de formation et explicite ce qu’il attend de l’apprenant à la fin de la formation, [...] il est souvent un peu naïf de croire que cela suffit pour que l’apprenant les saisisse (op. cit. : 138).
Le point de vue dénoncé ici est non seulement naïf, il est irritant. Nous faisons partie de ces nombreux enseignants agacés par la mode qui sévissait dans les manuels de langues des années 1980-90, et plus particulièrement ceux destinés aux élèves des collèges. En référence à la PPO, on y définissait les objectifs en termes de capacités à atteindre à l’issue d’une séquence didactique. On disait en substance à l’élève : « à la fin de cette leçon, tu seras capable de ... » ; mais rien ne disait à l’enseignant ce qu’il fallait faire pour les x% d’élèves qui n’atteignaient pas l’objectif proposé.
— Les retombées positives de la programmation
À propos du système d’enseignement programmé qu’il préconise, Skinner souligne son effet secondaire positif sur l’amélioration des compétences de l’enseignant :
C’est un exercice éminemment salutaire que de s’efforcer de garantir une réponse correcte à chaque pas dans la présentation d’une matière. [...] À moins qu’il n’ait beaucoup de chance, [le maître] découvrira qu’il a encore beaucoup de choses à apprendre sur la matière qu’il enseigne. [...] Cet effet de la machine, qui confronte le programmeur avec toute l’ampleur et la précision de sa tâche, peut, à lui seul, entraîner un progrès considérable dans l’éducation (op. cit. : 63).
Tous ceux qui se sont comme nous peu ou prou adonnés à la programmation de séquences d’EAO partageront ce point de vue, exprimé en d’autres termes par Raynal et Rieunier pour qui « concevoir un document d’enseignement programmé [...] est un magnifique exercice de style pour le formateur qui se préoccupe de ‘transposition didactique’ » (1997 : 128). Nous retrouvons ici une question souvent évoquée dans les milieux de l’EAO, principalement avant les années 1990 : les professeurs doivent-ils apprendre à programmer ? Nous reviendrons sur cette question dans le chapitre qui traite de la mise en oeuvre des dispositifs d’apprentissage multimédias. Nous citerons ici le point de vue de J. Arsac, qui a joué un rôle important dans l’introduction de l’informatique dans l’enseignement secondaire en France. En réponse à la question « quelles pédagogies pour l’informatique ? », il parle des quatre qualités d’esprit sur lesquelles repose l’acquisition de ce qu’il appelle un « savoir-faire-faire » en informatique : « la créativité (ou l’imagination), la rigueur, le sens de l’organisation et la clarté d’expression » (1987 : 147). Il est évident que ces mêmes qualités sont requises de l’enseignant qui souhaite développer un EAO (et d’ailleurs un enseignement quel qu’il soit). Enfin, nous ajouterons que la « mise en machine » d’une séquence d’EAO de langues peut avoir des retombées positives non seulement sur les conceptions de l’enseignement ou de l’apprentissage en général (citation de Papert) mais aussi sur les conceptions qu’un enseignant peut avoir à propos des langues et de leur apprentissage (citation de Higgins & Johns) :
In order to make a machine capable or learning, we have to probe deeply into the nature of learning (Papert, 1993: 157).
The job of writing a program and trying it out can lead to realisations that the assumptions we make about how language works, and how it is taught and learned, may need to be looked at afresh (Higgins and Johns, 1984: 54).

3. 2. 4. Les machines peuvent-elles remplacer les maîtres ?

À partir du moment où l’on peut comparer la machine à enseigner non pas à un mais à une multitude de précepteurs privés, la crainte archétypale du remplacement des maîtres par les machines refait systématiquement surface. On évoque la révolte des canuts lyonnais373 ou son équivalent anglais, le luddisme. Face à cette peur récurrente, les arguments qui visent à rassurer les enseignants sur leur rôle indispensable sont souvent les mêmes. En tant que principal promoteur historique des machines à enseigner, Skinner ne manque pas de prévenir cette objection :
Les machines remplaceront-elles les maîtres? Bien au contraire, elles leur offrent un moyen d’épargner leur temps et leurs peines. En chargeant les machines des besognes mécanisables, le maître prend son vrai rôle, en tant que personne humaine irremplaçable. Il peut instruire un nombre plus grand d’élèves [...] en moins de temps et en s’astreignant à moins de tâches fastidieuses ([1958] op. cit. : 69).
Presque un demi-siècle plus tard, ces arguments sont exprimés en termes quasiment identiques sous la plume d’un journaliste du monde :
les assistants artificiels vont décharger [les enseignants] des tâches les plus ingrates, telles que le rabâchage de leur cours [...] Ils vont enfin pouvoir se consacrer à la partie la plus noble de leur travail, c’est-à-dire la transmission de l’envie d’apprendre, la communication de leur enthousiasme pour leur discipline [...] (Alberganti, 2000 : 157)374.
Skinner ne précise pas (dans son ouvrage de 1968) ce qu’il entend par le « vrai rôle » de l’enseignant, ni comment celui-ci remplira ce rôle375. En revanche, Alberganti voit l’évolution du rôle des enseignants dans une « focalisation sur les deux extrémités de leur fonction actuelle, c’est-à-dire l’élaboration des cours et le contrôle des connaissances » (op. cit. : 140). En outre, libéré de la tâche insurmontable d’un enseignement de masse à des classes surchargées, l’enseignant va pouvoir mieux connaître individuellement chaque élève (op. cit. : 270). Pour Perrin, c’est surtout « le temps d’amont, celui de l’élaboration des supports » qui devient essentiel dans le nouveau métier d’enseignant. Le temps du discours magistral subsiste mais, fondé sur « une conception heuristique de l’apprentissage [et] une définition maïeutique de l’enseignement », il devient « le temps opportun de la réponse à un vrai questionnement » (1999 : 6). Il demeure, dans ces points de vue actuels sur la transformation du rôle de l’enseignant, une ambiguïté de taille, qu’il faudrait sans doute lever. Sachant que, en plus des qualités requises mentionnées plus haut, il faut un temps considérable pour l’élaboration des supports de type EAO, on a du mal à imaginer comment cet investissement peut devenir « rentable » pour l’enseignant et lui laisser le loisir de se livrer au préceptorat socratique avec chacun de ses élèves. L’usage des nouvelles technologies semble au contraire imposer une double tâche à l’enseignant, argument souvent mis en avant par les réfractaires au changement. Étant donné qu’il s’agit là d’un problème crucial qui se pose au moment du passage à l’acte, de la mise en oeuvre d’un dispositif d’apprentissage multimédia, nous aurons l’occasion d’y revenir lors de notre étude de cette mise en oeuvre.
Une ambiguïté encore plus fondamentale est celle qui concerne le rôle des machines. En effet, d’un côté on parle de leur confier des « tâches mécanisables » permettant le « rabâchage », de l’autre on attribue à la machine toutes les qualités d’un « bon précepteur », d’un « tuteur intelligent ». Rabâchage et mécanisation ne sont certes pas les qualités premières attendues d’un bon professeur. Les deux points de vue qui suivent illustrent cette ambiguïté.
D’après Piaget, le succès des machines à apprendre de Skinner fait apparaître, a contrario, les faiblesses d’un enseignement traditionnel :
Les esprits sentimentaux ou chagrins se sont attristés que l’on puisse remplacer des maîtres par des machines. Mais ces machines nous paraissent au contraire rendre d’abord le grand service de démontrer sans réplique possible le caractère mécanique de la fonction du maître telle que la conçoit l’enseignement traditionnel : si cet enseignement n’a pour idéal que de faire répéter correctement ce qui a été correctement exposé il va de soi que la machine peut remplir correctement ces conditions (Piaget, [1965] 1969 : 107)376.
Emporté par sa veine polémique, Piaget feint de rejoindre ici l’argument de Skinner proposant de mécaniser ce qui est mécanisable dans l’apprentissage. Il semble reconnaître que tout enseignement (de type expositif) comporte une part de répétition qui est mécanisable, et qu’il est avantageux de mécaniser. Piaget ne reprend évidemment pas à son compte les théories behavioristes qui sous-tendent l’enseignement programmé, puisque ses positions épistémiques sont à l’opposé de celles de Skinner. Pour celui-ci en effet, un enseignement mécanisé n’a pas pour seul but de « faire répéter correctement ce qui a été exposé », mais bien de provoquer, grâce au renforcement, un véritable apprentissage. La définition du rôle de la machine à enseigner procède directement de la définition du but de l’enseignement donnée par cet auteur :
Enseigner n’est rien d’autre, en effet, qu’arranger les conditions de renforcement dans lesquelles les élèves apprendront. [...] Une machine à enseigner n’est en somme rien d’autre qu’un dispositif destiné à organiser les contingences de renforcement (op. cit. : 79).
Dans son texte de 1965, Piaget regrette que les « nouvelles » méthodes actives qu’il décrivait en 1935377 ne se soient guère imposées dans l’enseignement au cours des trois décennies écoulées. Il en impute la raison non pas à une opposition de principe, mais à des facteurs matériels :
Le drame de la pédagogie, comme d’ailleurs de la médecine et de bien d’autres branches tenant à la fois de l’art et de la science, est, en effet, que les meilleures méthodes sont les plus difficiles. [...] les méthodes actives sont d’un emploi beaucoup plus difficile que les méthodes réceptives courantes (op. cit. : 97, 96).
Il y ajoute les contraintes de l’accroissement du nombre d’élèves, de la pénurie des maîtres ainsi que d’autres obstacles matériels. Pour Alberganti, qui cite Piaget, les nouvelles technologies apportent la solution matérielle idéale pour la mise en oeuvre des méthodes actives et de la pédagogie par projet, ces « solutions pédagogiques déjà prêtes, largement expérimentées » et qui ont fait leurs preuves (op. cit. : 196, 270). C’est oublier un peu vite qu’avant les nouvelles technologies, d’autres supports et d’autres techniques avaient déjà été présentés comme la solution idéale à la mise en oeuvre des méthodes actives. Dans le même texte de 1965, Piaget décrit en effet les « méthodes intuitives », inspirées par la Gestaltpsychologie et s’appuyant sur toutes sortes d’auxiliaires, des réglettes Cuisenaire aux moyens audiovisuels. Cet auteur reconnaît l’intérêt de ces moyens, « auxiliaires précieux à titre d’adjuvants ou de béquilles spirituelles », mais il met en garde contre le « verbalisme de l’image » (op. cit. : 103). C’est paradoxalement dans les arguments mis en avant par Piaget dans sa mise en garde que nous trouvons une défense des NTIC avant même l’usage généralisé qu’elles devaient connaître dans les décennies suivantes. Considérons en effet ce que dit cet auteur d’une pédagogie fondée sur l’image :
L’intelligence ne se réduit pas aux images d’un film : elle est bien plutôt comparable au moteur qui assure le déroulement des images et surtout aux mécanismes cybernétiques qui assureraient un tel déroulement grâce à une logique interne et à des processus autorégulateurs et autocorrecteurs (idem).
En même temps qu’il montre les limites d’un enseignement audiovisuel de type « pré-interactif », Piaget, en évoquant à propos de l’intelligence humaine des mécanismes cybernétiques et des processus autorégulateurs, ouvre la voie vers la direction génético-constructiviste de l’application des NTIC à la pédagogie. La concrétisation de cette approche se fera quelques années plus tard, avec la naissance du langage Logo, développé par un disciple de Piaget, S. Papert.

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L’héritage de l’enseignement programmé

Face à l’association « EAO - enseignement programmé », on retrouve le même type de réactions que face aux associations faites entre les MAO et les MAV et le behaviorisme. Demaizière (1986 : 42) indique deux réactions possibles : rejet de l’EAO au motif qu’il s’agit d’enseignement programmé, type d’enseignement qui a échoué ; ou bien affirmation que l’EAO n’a rien à voir avec l’enseignement programmé. On ne peut nier que l’EAO partage bien des caractéristiques de l’enseignement programmé : « la nécessaire structuration de la matière et les principes de réponse active, de confirmation immédiate, de stimulation et de contrôle » (idem). C’est particulièrement dans sa variante de « tutoriel » que l’EAO s’appuie sur cet héritage.
Pour certains auteurs (dont Skinner lui-même), le relatif échec de l’enseignement programmé a été dû au manque de sérieux dans la construction de nombreux programmes, mis sur le marché sans validation adéquate. Piaget semble soutenir ce point de vue lorsqu’il écrit :
[...] les méthodes d’enseignement programmé sont dévalorisées d’avance par le fait que, au lieu de construire des programmes adéquats [...] on se borne à transposer, en termes de programmation mécanique, le contenu des manuels courants et des pires des manuels (op. cit. : 111) !
En réalité, ce n’est pas tant le contenu des méthodes que les principes mêmes de l’enseignement programmé qui l’ont condamné. En effet, contrairement aux apparences, ce type d’enseignement ne fait pas appel à l’intelligence de l’élève. Peut-on espérer que l’ordinateur, en permettant l’écriture d’un dialogue plus riche et plus souple entre enseignant et apprenant, grâce en particulier à une meilleure interactivité, fera mieux que les machines à enseigner dont il reprend l’héritage ? L’EAO tutoriel sera-t-il le support idéal permettant d’allier médiatisation technologique et médiation pédagogique ? Ou bien sera-t-il préférable de se tourner vers d’autres rôles pour l’ordinateur, comme celui d’outil ?

366. Par exemple, Levy (1997 : 51) affirme “Programmed instruction was the direct antecedent to computer-assisted instruction” et cite plusieurs auteurs à l’appui. Ou encore pour J. de Rosnay « l’ordinateur représente, en principe, le prolongement idéal du livre programmé et de la machine à enseigner (1975 : 295). »
367. Article paru dans Science et repris comme chapitre 3 de Skinner (1968).
368. Le fait que l’auteur soit un journaliste et non un universitaire peut expliquer l’emphase de la formulation, il n’excuse pas l’ineptie de son propos.
369. Notre description du modèle crowdérien est inspirée de l’EU, article L’ENSEIGNEMENT PROGRAMMÉ.
370. Figure empruntée à Mucchielli, 1987 : 8.
371. Cf. notre paragraphe sur la correction des erreurs.
372. Remarques de B. Schwartz dans sa préface à Hameline (1979) Les objectifs pédagogiques en formation initiale et en formation continue, Paris : ESF. Cité par Demaizière et Dubuisson, op. cit. : 136.
373. Cf. C. Métais (1970 : 52) « Rapport préliminaire sur informatique et enseignement de l’anglais [...] », Les Langues Modernes n°5, p. 50-68.
374. On trouve les mêmes arguments exprimés par Depover et al. : « [les environnements d’apprentissage multimédia interactif ... ] libèrent le professeur des tâches répétitives afin qu’il puisse exercer pleinement ses rôles d’aide, de guide, de tuteur, d’accompagnateur, de conseiller et même de confident, qu’aucun système technologique ne peut prendre en charge (1998 : 40). »
Cf. également Audoin, cité par Lerbet (1997 : 26) : « Libéré des tâches fastidieuses de contrôle systématique et d’entraînement des élèves, le professeur devra pouvoir s’occuper de façon plus individuelle de l’enfant et de l’épanouissement de sa personnalité (1971 : La pédagogie assistée. Cybernétique et enseignement, Paris, ESF). »
375. Le seul passage à ce sujet est le suivant : « Le contact entre maître et élèves qui caractérise l’enseignement en classe, est particulièrement important lorsque les contingences sont d’ordre social. S’il faut exposer, discuter, argumenter, explorer à travers les échanges productifs une région nouvelle du savoir, [...] alors le professeur est irremplaçable, et il est irremplaçable en tant qu’être humain. (op. cit. : 300) »
376. Piaget ajoute : « Dans les cas où il ne s’agit que d’acquérir un savoir comme dans l’enseignement des langues, il semble bien que la machine rende des services reconnus, en particulier sous forme de gain de temps. », ce qui semble un point de vue étonnant et rétrograde sur l’apprentissage des langues de la part du célèbre pédagogue suisse.
377. Ces deux textes sont réunis dans Piaget (1969).